Célia Heinrich
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Une contre-utopie 2.0 par Célia Heinrich.
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12 janvier 2015

Élément narratif
3e épisode sur Hope


« Cet endoit appelé Aquacity »


Article 12 - Précautions diverses :

Bien que les e-brains soient conçus pour être utilisés dans l'eau, un choc violent peut compromettre l'étanchéité du mécanisme. Nous te recommandons donc d'être particulièrement prudent lors de tes jeux dans la piscine ainsi que dans les différents espaces spa, hammam et sauna de la station. Toutefois, en cas de problème, tu trouveras un réparateur spécialisé dans la zone d'accueil…

Hope considéra son e-brain et essaya d'évaluer la force du coup qu'elle devrait lui asséner pour le bousiller. Ses cheveux ramenés en chignon dégouttaient sur sa nuque laissant une légère teinte orangée sur sa peau. Quatre jours s'étaient écoulés depuis qu'elle avait abandonné son blond naturel pour ce roux pimpant, et pourtant l'excès de coloration n'avait toujours pas été éliminé. Elle commençait tout juste à se faire à son nouveau look. Elle avait choisi un ton particulièrement voyant pour essayer d'appliquer le seul conseil qu'on lui avait fourni jusque-là. Comment c'était déjà ? Ah oui ! L'arbre qui cache la forêt. En attirant l'attention, en ne cherchant pas à se cacher, elle espérait être plus à même de dissimuler son nouveau secret.

D'une légère impulsion, Hope gagna une position parfaitement horizontale et entreprit de se rendre vers le toboggan géant en crawl. Cela faisait déjà un petit moment qu'elle se baignait : elle avait fait plusieurs longueurs, testé les jets d'eau, s'était prélassée dans le bain à remous. Il était désormais temps de mettre son plan à exécution.

L'eau chaude chatouillait son menton alors qu'elle surmontait les vagues produites par le courant artificiel. Elle ferma les yeux. La température tropicale du bassin, l'odeur prononcée des fleurs de tiaré combinée aux effluves marines, le bruit des vaguelettes se brisant sur les roches synthétiques, le chant des oiseaux, tout ce que percevait ses sens l'illusionnait fabuleusement. Comme il serait merveilleux de se retrouver sur une île déserte entourée d'une mer pure et sauvage. Si seulement cela existait ailleurs que sur les fonds d'écran. Hope soupira.

Sous son corps, les remous engendrés par sa nage s'intensifièrent. La hauteur du bassin avait brusquement diminué. Elle regarda alentours et constata qu'elle avait atteint le bord de la piscine. Debout sur la rampe, elle sortit de l'eau et évolua entre les palmiers qui délimitaient un sentier en pierre polie antidérapante. Un long escalier menait à El Gigante, le monstrueux toboggan destiné au fun de toute la famille (à condition toutefois que la taille du participant soit supérieure à 1,10 mètres et qu'il ne souffre d'aucun problème cardiaque - dixit la brochure de la station).

Aquacity étant fréquentée essentiellement par des personnes âgées, tout du moins à cette période de l'année, Hope n'eut pas à attendre son tour. Elle gravit les marches de pierres grises en serrant son poignet contre sa hanche. Son pouls s'accéléra. Son e-brain devait probablement analyser cette variation comme de l'appréhension induite par l'imminence de la descente. S'il savait ce qui l'attendait. La véritable cause de cet afflux d'adrénaline était tout autre. Pour Hope, détruire son e-brain constituait un tabou. Son acquisition, concomitante avec l'achat de celui de son frère, avait nécessité de nombreuses privations pour tous les membres de la famille. Ce qu'elle s'apprêtait à faire revenait à renier ses parents et tout ce qui avait eu de l'importance pour elle par le passé. Malgré sa résolution, elle revécut, au cours l'ascension, le souvenir poignant de son quatorzième anniversaire, de cette sensation nouvelle de posséder un e-brain et de devenir adulte.

Le sommet atteint, elle s'élança à toute vitesse dans le tube de plastique transparent, chassant au loin ses pensées, se focalisant sur l'exécution de son objectif. Étendue sur le ventre la tête la première, elle suivit les méandres du mince filet d'eau à travers le tuyau. À cette hauteur, elle bénéficiait d'une vue impressionnante sur les différentes zones d'activités de la piscine. La plage, la cascade, la rivière de la forêt, les jacuzzis superposés… Les baigneurs ressemblaient à une nuée de petites fourmis luttant pour rester à flot. Ici, personne ne pouvait la voir. Pas de caméra, pas de regard indiscret. Elle essaya de frapper son e-brain contre la paroi du tube, mais la vitesse l'empêchait d'engendrer de véritables dégâts. À chaque fois qu'elle s'apprêtait à taper son poignet contre le plastique rigide, elle se trouvait emporter de l'autre côté. De virage en virage, la descente ne semblait jamais finir et son e-brain demeurait intact. Bon, ce n'est pas grave, ce n'était que le plan B de toute façon. Le plan A est droit devant !

Face à elle, une étendue bleue turquoise occupait de plus en plus de place dans son champ de vision. Lorsque qu'elle atteignit l'extrémité du toboggan, Hope n'essaya pas de réduire sa vitesse. Au contraire, elle plongea poignet en avant vers le fond de la piscine. Sa main droite en appui pour protéger son articulation, elle laissa le dispositif endurer le choc. Atténué par l'eau, un son de brisure parvint à ses oreilles. Victoire ! Hope regagna la surface et regarda son e-brain avec empressement. Tous les voyants étaient éteints.

– Oh, zut ! lâcha-t-elle. Il ne manquait plus que ça !

Aquacity était un gigantesque complexe autosuffisant. Il était doté de son propre biotope farouchement conservé. L'air était filtré et la végétation dense et variée maintenait un taux optimal d'oxygène. De façon similaire, l'eau était perpétuellement recyclée et purifiée par des équipements à la pointe de la technologie. Les mêmes que sur Makria Oikos, clamait fièrement la brochure. La construction générait également sa propre électricité. Seule la nourriture provenait de dehors. Cela permettait l'existence de nombreux restaurants aux spécialités exotiques, mais Aquacity avait la capacité de produire assez de rations alimentaires pour tous ses occupants en cas de besoin. Le monde pouvait s'arrêter, souffrir de terribles catastrophes, il restait possible de faire une descente sur El Gigante avant son massage remodelant aux pierres chaudes.

Un autre monde, quoi. Là où on envoie les gens pour se ressourcer après un burn out. Des gens comme moi en quelque sorte.

Sans son e-brain pour la guider, Hope suivait les marquages au sol pour regagner l'accueil. Un chemin de lumière bleu pâle devait l'amener à bon port. Le couloir formait un immense prisme hexagonal. Les trois surfaces supérieures étaient constituées d'un verre traité qui laissait passer la lumière du jour et offrait un panorama sur les cultures à l'extérieur du complexe. Les deux surfaces murales présentaient un revêtement écru molletonné censé inspiré le confort et la sécurité. Ça ou une cellule d'asile psychiatrique… Deux bandes de végétation luxuriante recouvraient le sol, entourant un chemin de fausses dalles du même matériau molletonné que les murs. En leur sein, les petites veines lumineuses guidaient les vacanciers perdus. Les retraités qui ne savent pas se servir de leur e-brain, et ceux qui ont fait exprès de le casser.

Deux piliers démarquaient l'entrée de la boutique. Il n'y avait aucune porte, aucune différence structurelle avec le reste du bâtiment.

– Bonjour ! Je peux t'aider ? fit un homme d'une trentaine d'années derrière le comptoir.

Il portait le même uniforme gris au liseré bleu que les autres employés du complexe. Ses cheveux bruns et sa courte barbe étaient arrangés avec soin. Tout sourire, il prit appui sur sa main gauche et se glissa au dessus du comptoir pour rejoindre Hope.

– Mon e-brain est cassé. Mais je me suis peut-être trompée. Ça ressemble plus à un cours de cheval d'arçons qu'à un atelier de réparation.

– Non, c'est définitivement le bon endroit. Je ne fais mon numéro que pour impressionner les jolies filles.

Il attrapa alors un lecteur RFID et scanna son épaule.

– Hein, hein. Hope Emilsson ? Voyez-vous ça. J'attendais ta venue. Apparemment, tu as gagné une mise à jour gratuite de ton e-brain. Suis-moi.

Cette fois-ci il contourna le comptoir, l'invitant dans une petite pièce voisine. Il ferma la porte et lui désigna un siège ciré semi-allongé qui ressemblait à ceux que l'on trouvait dans les cabinets de dentiste.

– J'ai aussi gagné un tatouage gratuit ? demanda-t-elle en accompagnant ses mots d'un clin d'œil.

– C'est pour ta puce RFID. Et aussi un peu pour discuter au calme. Allez, montre-moi ton bracelet.

Hope souleva sa manche et rabattit l'attache manuelle de l'e-brain. En dessous, sa peau avait conservé l'humidité de la piscine et une légère odeur du sel iodé qui y était ajouté pour émuler une atmosphère océanique.

– Mais qu'est-ce que tu as fait avec ? s'écria le réparateur. Tu as tapé dessus avec un marteau ou quoi ? Oh là là !

– Je, je ne sais pas… je l'ai cogné dans la piscine.

– Ah ces jeunes ! Bon l'astuce c'est de l'ouvrir et d'essayer d'enlever la batterie sous l'eau. Ça fait un court-circuit, et c'est vite changé. Ce n'était vraiment pas la peine de le flinguer.

– Je suis désolée. Je voulais que ça fasse vrai, se défendit Hope, penaude.

L'homme lui sourit avant de rire de bon cœur.

– Allez ! Ne t'en fais pas. Ce n'est pas si grave. On va dire que tu fais preuve de zèle. Et c'est bon le zèle. Et puis je ne croule pas sous le travail non plus. Ça m'occupera. Concentrons-nous plutôt sur ta puce RFID. Mets-toi à l'aise. Tu peux rester assise. Allez, hop hop hop !

Hope retira sa veste de survêtement et baissa la bretelle de son débardeur pour libérer l'accès à son épaule.

– Qu'est-ce que tu vas lui faire ?

– Un autre petit bonus ! Attention ça va faire froid.

Il mit une paire de gants en latex et imbiba une compresse stérile d'antiseptique qu'il frotta sur sa peau.

– En fait, je vais ajouter un petit composant relié à ton e-brain pour que tu aies le contrôle du signal RFID.

– C'est-à-dire que je pourrai l'éteindre ?

– Non. Enfin, ce terme est impropre. Disons plutôt désactiver ou brouiller. Mais c'est l'idée, oui. En cas de besoin, tu pourras utiliser ton e-brain pour demander à ta puce de la fermer deux minutes.

– Deux minutes, deux minutes ?

– Non. Deux minutes ou une heure ou une semaine. Juste façon de parler.

– OK. C'est bien.

– Ça, c'est un anesthésique local, précisa-t-il en lui montrant une seconde compresse. Pour éviter que tu me donnes un coup de pied parce que je t'aurais fait mal.

– OK.

Hope se sentait en décalage. Son adhésion au MoRLI lui avait redonné de l'assurance, une raison d'être. C'était sûre d'elle-même qu'elle avait commandé son voyage à Aquacity, puis qu'elle s'était inscrite au fameux cours de yoga. Mais voilà qu'on lui parlait comme si elle était au parfum. Mais non ! Elle n'était pas au parfum. Pas du tout. Elle s'était crue maligne en brisant son e-brain, en devinant seule qu'il fallait faire une escale à la boutique de réparation. Pourtant, il y avait tellement de choses qu'elle ignorait. C'était un état qu'elle détestait. Il lui fallait au plus vite tout apprendre, tout maîtriser pour retrouver une position de force.

– C'est plutôt cool que l'un d'entre vous… enfin nous, ait ce poste. En plus des autres, je veux dire. Nous sommes nombreux ici, à Aquacity ?

Il sourit et un éclat de fierté fit luire ses yeux noisette.

– La plupart des employés sont des « civils ».

Il marqua les guillemets de ses doigts gantés.

– Mais oui, nous avons réussi à occuper tous les postes clés. Sécurité, réparation, planning et quelques profs. Ne te fais pas d'illusion pour autant, ça ne s'est pas fait en un jour. Ça nous a pris un temps fabuleux pour noyauter le complexe. Donc ouais c'est cool, comme tu dis.

Il avait incisé sa peau. L'anesthésique était efficace. Hope avait le sentiment que l'on manipulait un vêtement posé sur son dos.

– J'aime bien ta nouvelle couleur de cheveux. Tu étais plus jolie en blonde cela dit.

– Il fallait bien marquer physiquement mon nouveau départ.

– Ouais, j'ai fait ça aussi. J'ai personnellement opté pour la barbe.

– Ravissant.

Il apposa un pansement sur son épaule.

– Et voilà. Comme neuve. Évite juste la piscine le temps que ça cicatrise. Tu as cours aujourd'hui ? C'est à quelle heure ?

– 15h. Il me semble.

– Ça serait mieux que tu aies ton e-brain à ce moment-là. Ça fait un peu juste. Bon. Passe à 14h45, je m'arrangerai pour qu'il soit dispo. Qu'est-ce que je ne ferais pas pour gagner le cœur d'une jolie rousse !

– Je ne suis pas sûre que ça suffise, mais ça ne coûte rien d'essayer.

Hope lui offrit son sourire de candidate à Miss Canopolis. Elle enfila sa veste en évitant de déplacer le pansement.

– Oh tiens ! Prends ces comprimés quand l'effet de l'anesthésique se sera estompé. Au fait, moi c'est Matt.

– C'est ton vrai nom ?

– C'est celui enregistré dans ma puce RFID en tout cas.

– Je vois. À tout à l'heure, Matt. Merci pour tout.

Il passa une main sur la joue de la jeune femme puis remit la boîte de médicaments entre ses mains avant de les emprisonner entre les siennes.

– Bonne chance pour la suite. Prends bien soin de toi, d'accord ?

Il a l'air bien sérieux tout à coup. Hope repoussa le trouble que ce soudain élan lui inspirait. Elle était fermement décidée à ne pas se laisser intimider. La voie qu'elle avait choisie était dangereuse, elle en était consciente, mais elle ne regrettait pas son choix. S'il était bon pour Jörgen, il serait bon pour elle.

– On expire profondément et on va placer la main droite sur le genou gauche. Voilà ! Très bien. On maintient la position et on continue à prendre de grandes inspirations.

Hope suivit docilement les directives du professeur et inspecta son reflet sur le mur pavé de miroirs pour s'assurer de la justesse de sa posture. Extérieurement, pour les autres, elle était calme et particulièrement réjouie de participer à cette activité. En réalité, elle ne ressentait que déception et impatience. La salle était emplie de sexagénaires souhaitant s'initier au yoga, détendre leurs muscles endoloris et aspirant à une forme de sérénité que devait leur procurer cette séance. Cela ne ressemblait en rien à un stage de formation aux méthodes des combattants de la Liberté. Comment aurait-il pu en être autrement ? Le cours était mentionné sur la brochure. N'importe qui pouvait s'y inscrire. Hope se sentit stupide. Mais quelle tête de linotte je fais ! À quoi je m'attendais, hein ?

– On va essayer quelque chose de plus difficile. On se met debout, les pieds rapprochés. Voilà. On garde les jambes tendues et on va placer les mains au sol en gardant les bras tendus également, la tête dans l'alignement, en formant un angle droit entre le haut et le bas du corps. Je vous montre. On appelle ça : le chien tête en bas.

Avec aisance, Hope reproduisit la figure et attendit la suite. Le professeur, une femme grande et mince d'une quarantaine d'années, passait entre les élèves pour prodiguer des conseils et ajuster les postures bancales. Elle posa délicatement une main sur le dos de Hope.

– C'est parfait ça ! Ce n'est pas ton premier cours, pas vrai ?

– De yoga, si. Mais j'ai suivi un entraînement régulier pour… enfin, pour ce que je faisais avant. J'ai fait beaucoup de stretching. Je suis assez souple.

– Je comprends mieux. OK. Hope, c'est bien ton prénom ?

– Oui.

– Il existe des cours avancés qui, à mon avis, te siéront davantage. On en discute à la fin ?

Ah enfin ! Une porte d'accès vers les cours non publics. Hope respira à pleins poumons. Cette fois, elle était réellement détendue.

– Et moi ? fit l'homme à sa droite. Je peux venir aux cours avancés aussi ?

– Il faudrait d'abord que tu arrêtes de fléchir les genoux comme ça, rétorqua le professeur sans insister davantage. Allez ! On maintient encore trente secondes.

Il prit un air contrit. Bien qu'il fût plus jeune que les autres participants, il ne devait pas pour autant constituer une recrue du MoRLI. Juste un type un peu prétentieux. Il était légèrement plus âgé que Hope. Des cheveux cendrés en bataille et un regard gris à la fois amusé et arrogant. Quand il s'aperçut qu'elle le dévisageait, il lui fit un petit signe de la main droite et perdit l'équilibre. Hope lui sourit poliment avant de reprendre sa position et de suivre avec assiduité le reste de la séance.

En attendant que les élèves quittent la salle, elle entreprit d'aider le professeur à ramasser les tapis de sol et les accrocha sur deux barres métalliques vissées à un mur écru dépourvu de miroir. Les dernières participantes, deux amies en pleine conversation sur le programme de leur journée, passèrent finalement le pas de la porte. Hope se rapprocha alors à pas feutrés du professeur, qui sortait une veste grise bordée de bleu de son sac à dos.

– Au sujet de ces cours avancés ? prononça-t-elle de façon presque inaudible.

– Il y en a un qui commence justement. Je t'ai envoyé l'itinéraire, vas-y maintenant. Au fait, je suis Chenoa.

– Oui je sais. C'était inscrit sur le planning.

– Ah oui, c'est vrai. J'ai vu que tu n'avais pas utilisé ton e-brain de la séance. Je voulais juste te renseigner.

– Oui, nous avons eu quelques problèmes relationnels lui et moi ces derniers temps. Mais je crois que tout cela est réglé à présent. On se reverra ?

– Je ne serai pas au prochain cours mais à celui de demain matin. On t'expliquera tout ça là-bas. Allez. File !

– OK. Merci. À demain dans ce cas.

Hope salua son professeur et afficha le nouveau message en holo. Le cours avait lieu dans une toute autre partie du bâtiment. Il fallait se dépêcher. Les mains au fond de ses poches, elle força le pas, et lorsqu'elle quitta le couloir elle vit une silhouette se rapprocher d'elle par le côté.

– Hé !

C'était ce type du cours qui l'avait attendue. Crotte.

– Salut ! répondit-elle.

– C'était plutôt bien, hein ?

Hope hocha la tête et continua d'avancer lentement vers sa destination pour faire comprendre à son interlocuteur qu'elle était pressée.

– Tu sais, je voulais te dire que je crois comprendre ce par quoi tu passes.

– Ce par quoi je passe ?

– Oui. Je suis ici sur les recommandations d'un conseiller du département des ressources humaines de ma boîte. Tu vois, je suis manager d'une grosse équipe et on me trouve un peu trop agressif. Donc ça, ça fait partie d'une espèce de stage de gestion des émotions, et de la colère surtout. Comme pour toi, j'imagine.

Hope ne voyait vraiment pas en quoi leurs situations étaient analogues. Mais elle ne souhaitait pas pour autant démarrer une polémique.

– Et qu'est-ce que tu as fait ?

– Ah, euh, rien. C'est plus une question d'attitude, je crois. Enfin, une fois j'ai claqué la porte d'une salle de réunion.

– Tu parles d'une histoire ! Écoute, j'aimerais beaucoup discuter mais là je vais être en retard. On se voit plus tard ?

Hope n'attendit pas sa réponse et le planta là en partant au trot. Après avoir vérifié dans le couloir suivant qu'il n'était plus sur ses talons, elle plaça son e-brain près de sa bouche et chuchota.

– Dis, mon e-brain, c'est qui ce type ? C'est vrai ce qu'il raconte ?

– Edern Lloyd. Il a récemment perdu plusieurs dizaines de points de convenance dans le cadre de son activité professionnelle. Il travaille dans une compagnie agroalimentaire dont les locaux sont situés à environ dix kilomètres d'Aquacity. Il semblerait qu'il suive effectivement un programme de gestion du stress pour regagner ses points perdus.

– Merci.

J'ai trop de chance. Je suis devenue une sorte d'icône pour désaxés. Pfff !

Une porte en bois massif barrait le chemin vers la zone indiquée par sa carte. Hope frappa fermement sur l'un des deux montants. On entrouvrit l'accès. Un visage d'homme grisonnant se glissa dans l'ouverture.

– Oui ?

– Je suis Hope Emilsson. Chenoa m'envoie.

Il pianota rapidement sur le clavier virtuel de son e-brain, puis recula pour dégager l'entrée.

– Tu es en retard.

– Je suis désolée. On m'a retenue. Et les couloirs sont vraiment longs.

L'homme acquiesça et ferma la porte derrière elle.

– Bon. Petite parenthèse pour faire un topo à notre nouvelle venue, lança-t-il à l'adresse de la classe. Vous pouvez tous écouter. Un rappel est toujours utile.

Une dizaine d'hommes et de femmes en tenue de sport étaient assis sur le sol en formant un demi-cercle. Hope se plaça à une extrémité sans quitter des yeux l'homme qui lui avait ouvert.

– Moi, c'est Serguey. Je suis chargé, en gros, d'un tiers de votre formation. On a essayé de vous faire venir vers les mêmes dates, mais comme ce n'était ni vraiment possible, ni tellement prudent, les arrivées sont un peu sporadiques. Du coup, on a découpé l'enseignement que l'on souhaite vous prodiguer en modules autonomes. Même chose pour tout le monde, qu'on vous envoie sur le terrain, que vous soyez des chouettes ou des logeurs. OK ? Bon. Hope, tu trouveras dans ton e-brain modifié un espace spécial. Il est invisible et n'est accessible que par un mot de passe qu'il faut que tu changes. Pour le moment, c'est le prénom de ton jumeau, tiret, ta couleur préférée, tiret, le nombre d'années qu'a vécues ton grand-père paternel en chiffres. Si tu tapes cette séquence à n'importe quel moment sur ton clavier virtuel, ça ouvrira l'accès. Il se referme de lui-même s'il n'y a plus d'interaction au bout de quarante secondes, mais ferme-le dès que tu as fini. Tu dois être très prudente. Jamais personne, toi exceptée, ne doit y avoir accès ou même te voir y accéder. Encore un dernier point sur ton e-brain : tu n'as rien à faire pour qu'il filtre les informations. Une IA a été ajoutée et transmet aux serveurs d'Octopus Network les données, véritables ou synthétiques, qu'on souhaite qu'ils aient. Ni plus, ni moins. Pas besoin de te poser de questions. Bien, pour tout le monde : on reprend ! C'est le module numéro quatorze, confection d'armes blanches à l'aide d'éléments du quotidien. Demain, dans le module quinze, on se concentrera sur les explosifs et les armes de jet.

Hope s'aperçut alors qu'au centre du demi-cercle un certain nombre d'objets avaient été alignés pour servir d'exemple ou d'outils pour les travaux pratiques. Des couteaux de cuisine, des pierres à aiguiser, des poutres en bois, du scotch, du verre, des ciseaux, etc. Il manque une prise murale, mais globalement la liste des choses que je n'avais pas le droit de toucher étant petite.

– On commence simple. Comment transformer un couteau en une véritable arme et où le planter pour faire un maximum de dégâts sur un ennemi ? OK. Donc toi là !

Serguey pointait de son doigt un élève au centre.

– Quel couteau choisirais-tu pour te défendre face à un agresseur ?

– Celui-là, proposa-t-il en montrant un gros couteau à viande. Il a l'air particulièrement aiguisé.

– C'est un choix. Pas le plus mauvais. Pas le meilleur non plus. La lame est menaçante et on peut faire des dégâts en surface. C'est utile. La réponse que j'attendais était toutefois celui sur la droite. Oui, le plus petit. Le problème de la grosse lame du couteau à viande, c'est que vous ne pouvez pas vous en servir pour transpercer et donc occasionner des blessures profondes et potentiellement mortelles. Une petite pointe, ça pénètre plus facilement, ça se glisse derrière l'épaule, entre les côtes, n'importe où. Bon allez, je vous distribue un couteau et une pierre à chacun. On va apprendre à fabriquer une pointe efficace. Au passage, je vous remets aussi une broche, c'est pour après, on en fera un stylet.

Hope contempla le succédané d'arme déposé à ses pieds. Elle attrapa d'une main la pierre à aiguiser et frotta son pouce sur la surface rugueuse. La partie superficielle de son épiderme y resta accrochée. Mhmm, sacré gommage. Serguey lui lança un regard chargé de dérision.

– Bon les jeunes, là ! C'est du corindon. C'est très abrasif, alors on ne joue pas avec. Faites comme moi. Saisissez fermement la pierre entre le pouce et l'index de manière à ce qu'elle ne glisse pas, puis exercez un mouvement vertical sur le côté non aiguisé de la lame en insistant plus encore vers la pointe. Le but est de la rendre la plus fine et la plus acérée possible.

Ravalant un commentaire désobligeant qu'elle aurait aimé balancer à Serguey, Hope s'appliqua à transformer son petit bec d'oiseau en arme fatale. Ce n'était pas le genre de choses qu'elle s'était attendue à faire, particulièrement au cours de sa première leçon. Et elle espérait bien ne jamais avoir à se servir de cette technique, encore moins d'avoir à planter un couteau modifié derrière l'épaule ou entre les côtes d'un autre être humain. Cependant l'activité manuelle était plutôt plaisante, et elle appréciait voir ces hommes et ces femmes de tous âges assis en tailleur dans une salle de sport, confectionnant des armes artisanales. La scène semblait surréaliste. Après vingt et un ans d'existence policée, elle savourait la folie et l'incongruité du moment.

– Fais-moi voir ça, commanda Serguey en se baissant à son niveau. Bon, c'est pas mal. En bonne voie. Tu as les mains d'une lavandière, mais tu t'en sors bien. Faudra m'arranger ça, OK ? Des élèves d'un cours de yoga ne sont pas censés sortir de classe avec des mains dans cet état. Compris Gervaise ? Et ça vaut pour vous tous. Règle numéro un : toujours soigner les détails !

Comme il continuait sa ronde d'inspection, la femme en jogging rose bonbon assise à côté de Hope lui tapota l'épaule.

– Tiens, c'est un gel cicatrisant. Mets-ça et on n'y verra que du feu.

– Merci beaucoup, euh…

– Hélène, moi c'est Hélène.

– Merci Hélène.

Hope reposa son ouvrage et tartina généreusement ses mains de gel. Serguey croisa son regard une fois de plus et acquiesça.

Jörgen-vert-81.

Allongée toute habillée sur le lit de sa chambre, Hope profitait d'un moment de solitude pour découvrir ce que Matt avait ajouté à son e-brain.

– Tu veux que j'affiche en holo ?

– Oui, s'il te plaît.

– Voilà. Tu as également un message de Jarvis. Je dois te prévenir que tous les messages que tu reçois dans cet espace sont supprimés, sauf mention particulière, à la fin de la lecture.

– C'est noté. Montre-moi ça.

« Bonjour Hope,

J'espère que tu as fait bon voyage et que mes amis ici à Aquacity t'ont accueillie chaleureusement. On te l'a sans doute expliqué : tu vas devoir suivre un petit stage comportant une trentaine de modules. Rassure-toi, peu te seront utiles dans un premier temps. Mais qui sait ce que l'avenir nous réserve ? Nous devons tous nous préparer au mieux.

Comme promis, tu trouveras joint à ce message un dossier sur Suong Liu. J'espère qu'il satisfera ta curiosité. Sauvegarde-le si tu veux prendre le temps de l'étudier (il y a un peu de lecture). Prends toutefois soin de l'effacer avant de quitter le centre.

En ce qui concerne la suite des événements, nous te communiquerons les directives en temps et en heure. Elles seront toujours prioritaires vis-à-vis des autres éléments de ta vie (tes cours, tes fréquentations…). Il t'appartiendra de marier le tout et de protéger ta couverture. En cas de force majeure, tu peux toujours nous spécifier, par retour de message, la raison empêchant l'exécution d'une mission. J'imagine que rien de cela ne te surprend, néanmoins il est parfois nécessaire de mettre les choses à plat.

Enfin, je souhaite t'exprimer une fois encore ma satisfaction de te compter parmi nous. Bonne chance, Hope Emilsson ! Nous croyons tous en toi, moi le premier.

Avec mon amitié sincère.

Jarvis. »

– Est-ce que tu peux m'ouvrir le dossier sur Suong et m'en faire une copie.

– C'est fait.

Avidement, elle parcourut les données, photographies et textes rassemblés par le MoRLI. Le fichier comptait des centaines de pages. De ses bulletins scolaires à son dossier médical, les combattants de la Liberté disposaient d'un nombre incroyable d'informations à son sujet. Rien de cela n'était public pourtant. Hormis sa candidature à Miss Canopolis, la fiche personnelle de Suong était une page vierge. Avaient-ils collecté ces données au cours de leur récente opération, celle qui avait si violemment ébranlé toute la Canopée ? Hope était impressionnée par leur travail. Effrayée, même. Ils étaient manifestement bien plus puissants et organisés qu'ils ne le laissaient paraître. Elle avait toujours cru que les rebelles ressemblaient tous à ceux qui avaient été exécutés quelques semaines auparavant : épilés et masqués pour ne laisser aucune trace, refusant toute technologie, réfugiés dans des bases loin des métropoles. Quand elle les avait rejoints, elle pensait rallier une cause juste, certes, mais perdue d'avance. Un petit David nu et armé d'une minuscule fronde face à un Goliath tentaculaire et omniscient. Elle réalisait à présent qu'elle s'était complètement fourvoyée. Pendant leur longue disparition, les combattants de la Liberté avaient radicalement changé. Leur apparence, leurs méthodes, leurs technologies. Ils avaient infiltré une station balnéaire et formaient de nouvelles recrues pendant que la police Canopolitaine se bornait à débusquer de pauvres hères sans puce RFID. Leur ennemi s'était réinventé à leur insu, et l'attentat perpétré contre les entrepôts de données d'Octopus Network n'avait fait qu'entretenir le mythe.

Hope acheva promptement sa lecture. Repenser à Suong et à son humiliation publique la mettait dans un état de colère et de fébrilité qu'elle ne souhaitait pas raviver pour le moment. Il y avait bien d'autres choses plus urgentes à découvrir. À commencer par les nouvelles options de son e-brain. Chassant de son esprit l'image sa rivale coiffée de la tiare de Miss Canopolis, elle regarda le menu holographique qui flottait tel un fantôme bleuté au dessus de ses draps. OK, des conseils pratiques, des fiches sur les fameux modules, le planning des cours mhmm. Oh une carte d'Aquacity !

Hope sélectionna la rubrique et une représentation graphique en trois dimensions jaillit de son e-brain. Des points lumineux se déplaçaient sur l'affichage. Alors, si je comprends bien : les verts ce sont des combattants de la Liberté, les bleus clair le personnel civil, et les bleus foncés les vacanciers. C'est génial ! Grisée par ce nouveau champ des possibles qui s'ouvrait soudain, elle cliqua sur plusieurs points pour visualiser des fiches publiques agrémentées des données du MoRLI. Apparemment, il fallait se méfier d'un maître-nageur un peu trop curieux, et une cantinière avait un profil qui intéressait les rebelles.

Matt lui avait également glissé un petit mot pour la féliciter d'utiliser cette option. Il s'agissait d'un message automatique auquel il avait ajouté une note pour l'inciter à venir le trouver à la boutique ou dans ses appartements en cas de besoin.

Hope eut soudain envie de rencontrer d'autres combattants de la Liberté. De discuter avec eux de leurs motivations, d'échanger les expériences passées. Elle parcourut à nouveau la carte du regard pour évaluer ses options, et remarqua un point bleu foncé fixe dans le couloir à quelques pas de sa chambre.

– Qui est-ce ?

Son e-brain répondit avant qu'elle ne touche l'hologramme.

– Edern Lloyd.

– Non ! Encore lui. Mais… mais… Tu crois qu'il m'attend ? Tu as moyen de savoir si ça fait longtemps qu'il est là ?

– Oui. Les systèmes de sécurité du complexe sont entre les mains des combattants de la Liberté. C'est pour cette raison que tu disposes de cette carte. Les données de géolocalisation sont horodatées et archivées. Il occupe cette position depuis une vingtaine de minutes.

– C'est une espèce de stalker ? Tu saurais me dire s'il a un passif dans ce genre de choses ?

– Rien n'est enregistré à ce sujet. Il peut ne jamais avoir été repéré auparavant. Peu de personnes peuvent suivre en temps réel la géolocalisation des individus situés dans leur secteur.

– En gros, tu n'en sais rien.

– Voilà.

Je ne peux pas sortir de ma chambre et le laisser me suivre. Quelle chouette je ferais si je me faisais cramer par le premier couillon qui passe avant d'avoir eu la moindre mission !

Hope ressentait pourtant de manière très vive le besoin de rencontrer d'autres personnes dans sa situation. Quand la formation serait achevée, elle se retrouverait seule au milieu de citoyens modèles, simulant comme auparavant une vie convenable qui ne lui plaisait guère. Une chance comme celle-ci ne se représenterait sans doute pas avant longtemps. Plus résolue que jamais, elle examina à nouveau le plan en trois dimensions. Dans la chambre contiguë à la sienne, il y avait deux points verts. Deux femmes récemment recrutées par le MoRLI tout comme elle. Génial !

La porte-fenêtre donnait sur une petite terrasse qui surplombait une grande serre foisonnant de plantes tropicales. Des lianes s'agrippaient vigoureusement aux lattes et avaient même fait éclater le bois par endroit. Hope sortit et étudia la séparation installée entre les deux balcons. Par chance le paravent n'occupait que la moitié de la longueur du rebord. Sur la seconde moitié, un garde-corps en métal noir arrivait à la hauteur de son bassin. Elle l'enjamba et, parvenue de l'autre côté, frappa sur le carreau.

Un jeune femme la dévisagea à travers la vitre. Son expression mi-curieuse mi-inquiète s'évanouit rapidement lorsqu'elle reconnut Hope. Elle comptait parmi les autres élèves présents au cours de Serguey. Elle lui ouvrit et balaya son bras gauche vers l'intérieur de la chambre. L'aménagement était en tout point identique à la sienne, hormis la présence d'un second lit. Le carrelage à grand carreaux blancs, les murs peints de gris, les draps assortis, et les nombreux luminaires qui diffusaient une lumière tamisée et orangée.

– Salut, lança une deuxième jeune femme.

Comme la première, elle avait de longs cheveux bruns bouclés, un teint hâlé et des yeux marron très expressifs.

– Vous êtes sœurs ? demanda Hope.

– Oui, moi c'est Galatée, reprit celle qui l'avait saluée. Et elle c'est mon aînée, Dorotea. Pourquoi es-tu passée par là ?

– Ah oui. Désolée. C'est juste que j'ai l'impression qu'il y a un type qui me suit. J'ai regardé la carte du complexe et il poireaute depuis vingt minutes dans le couloir.

– Tu veux qu'on appelle la sécurité ?

– Non, non, je n'ai pas envie de faire un tapage et de risquer d'être remarquée. J'ai assez donné. C'est juste que j'avais envie de parler avec d'autres personnes de la classe. Et comme vous étiez à côté, je me suis dit…

– Tu as eu raison. Allez, viens t'asseoir.

Galatée tira Hope par le bras et la conduisit dans l'espace situé entre les deux lits. Les coussins avaient été posés au sol, il y avait des dés et une petite ardoise numérique où des scores étaient inscrits. Galatée s'assit au fond, tandis que Doroeta les rejoignit avec une bouteille sans étiquette et les gobelets de la salle de bain.

– Vous jouiez ?

– Ouais tu parles. Sans rien à miser, le jeu perd de son charme. C'était juste pour faire passer le temps.

– Vous ne vous servez pas de vos nouveaux e-brains.

Galatée agita son poignet nu devant le visage de Hope.

– On vient des tréfonds, chérie. Je n'ai jamais eu d'e-brain de ma vie. Pareil pour Dorotea. Pour nous envoyer ici, ils ont fait semblant de nous faire gagner un concours. On a un plan pour obtenir des e-brains. Mais ça ne sera pas tout de suite. Ça serait trop gros. On fera semblant d'économiser un moment, et on en récupérera un chacune à notre tour.

– Désolée. Je ne savais pas. Je croyais qu'on en avait tous. Pour les cours, les ordres de mission. Ce genre de choses.

– Beaucoup de gens pensent comme ça.

Hope se sentit tout à coup très mal à l'aise. Elle n'avait jamais fréquenté de personne originaire des tréfonds. La seule fois où elle s'y était rendue, c'était pour retrouver Jarvis dans l'antre de la Strix. Il existait un tel fossé culturel entre elles qu'elle craignait d'aggraver leurs rapports par une maladresse supplémentaire.

– Pfff ! Non mais ne l'écoute pas, fit Dorotea sur un ton enjoué. Elle casse les pieds de tout le monde avec ses remarques acerbes. Nous sommes très contentes que tu sois là, je t'assure. On va bien s'amuser.

Elle se saisit de la bouteille et versa un fond de liquide ambré dans un gobelet.

– Tu en veux ?

– Qu'est-ce que c'est ?

– De la liqueur d'amande. Maison ! Elle est assez forte. Fais gaffe.

– Vous allez vous moquer de moi, si je vous dis que je n'ai jamais vraiment bu d'alcool ?

– Quoi ? s'exclama Galatée en bondissant sur place. On ne boit pas dans les sommets ?

– Si. Déjà, je ne viens pas des sommets. Même si on laisse les tréfonds de côté, Canopolis reste très stratifiée. Je viens d'un milieu vraiment modeste.

– Comme tu étais dans les journaux et à la télé avec des grandes robes, je pensais que t'étais de la haute.

– Bah non !

Hope sourit et trempa ses lèvres dans son verre.

– Ouais ! lança Dorotea. Allez, fais un vœu pour ta première cuite.

– Alors explique-nous, insista Galatée. Si ce n'est pas un truc de la haute, qu'est-ce que c'est ?

– Bah. Comment résumer ? Disons que justement pour gravir les échelons, je me suis fabriqué un personnage très convenable. Et cette Hope-là ne pouvait pas boire. Elle était beaucoup trop sage pour ça.

– Et ça a marché cette stratégie ?

– Jusqu'à il y a peu, oui. Très bien même.

– Et puis tu as explosé en plein vol ! conclut Dorotea. J'ai vu les images. Maintenant tu es des nôtres. Je t'offre la liberté de ceux qui n'ont rien à perdre. Désormais tu peux boire tout ton saoul ! Je suis sûre que tu as gagné au change. Qu'est-ce que tu penses du tord-boyaux ?

Hope reprit une petite gorgée, fit une grimace, et réfléchit un court instant avant de répondre.

– Mes observations : au début ça brûle la langue et l'œsophage. Puis dans un second temps, on sent le goût sucré légèrement amer de l'amande. Enfin une chaleur s'instille dans l'estomac. Ma conclusion : j'aime bien.

– Ah tu vois ! Je le savais !

Hope se détendit un peu. Les fesses vissées sur un coussin, elle appuya son dos sur le lit attenant. Dorotea lui sourit et avala le contenu de son gobelet d'une traite.

– Comment es-tu venue à Aquacity ? questionna Galatée. Je pense avoir compris la raison, mais la façon dont tu t'y es prise m'échappe. On t'a fait une proposition mystérieuse, que tu as dû lire entre les lignes ?

– Non, ce n'est pas comme cela que ça s'est passé. Mon frère jumeau a rejoint le MoRLI il y a quelques temps déjà. Il ne me l'a pas dit explicitement, bien sûr, mais il m'avait donné des instructions à suivre pour faire comme lui au besoin.

– Ouais, ce n'est jamais explicite. C'est un peu comme pour nous, expliqua Dorotea. Notre contact, c'est notre cousin. C'est un logeur. Il ne nous a jamais dit que son appart' était une planque. On l'a juste deviné. Tout pareil. Il nous laissait des petits indices pour tester si on voulait en être. On a dû lui faire comprendre de manière tout aussi sibylline que c'était bien le cas. Et nous voilà !

– C'est quoi exactement un logeur ?

– Concrètement, c'est un combattant de la Liberté qui ne combat pas des masses. Son boulot c'est juste d'avoir un abri où héberger des membres actifs et de s'assurer que personne ne suspecte rien. Faire le guet, flinguer les équipements de surveillance. C'est tout. Avec Galatée, on a une petite maison individuelle, une antiquité. C'est un logement social mais comme il est un peu en retrait, c'est un bon endroit. On a déjà commencé à mettre des isolants phoniques au cas où.

– Tu sais déjà ce qu'ils ont prévu pour toi ? demanda Galatée.

– Non. Je suis une chouette, ça c'est établi. Mais concrètement je n'en ai pas la moindre idée.

– Ce n'est pas tellement étonnant. Contrairement à ce qu'ils disent, à Aquacity ils ne forment que des logeurs et des chouettes. Les autres sont directement envoyés dans les bases et formés sur place. À nous on ne dit rien. Rien sur l'organisation, sur les objectifs, sur nos propres missions. Comme ça si on est grillé, on ne peut rien tirer de nous.

– Je sais, s'exclama Galatée triomphale. Tu es une sorte de Mata Hari.

– Pouah ! Non.

– Réfléchis. Tu étais bien partie pour gagner un concours de beauté, et puis tu as des admirateurs plein les couloirs.

Dorotea et Galatée se mirent à rire de concert. Hope, quant à elle, ne goûtait guère la comparaison.

– Non mais sérieusement, fit Dorotea d'une voix douce. Si on te confiait ce genre de mission tu ferais quoi ?

– Honnêtement ? Je crois que je préférerais encore me servir des couteaux de Serguey.

– Imagine qu'il le faille vraiment, que tout dépende de toi. Tu le ferais ?

– Je ne sais pas. Ça ne vous ennuie pas que l'on change de sujet ? Je n'aime pas évoquer cette éventualité.

– Non bien sûr, la rassura Dorotea avant de l'entourer de ses bras. Donne-moi ton verre que je te resserve.

– De quoi veux-tu parler ? s'enquit Galatée.

– J'ai vu que demain matin on avait une séance de « renforcement musculaire » ? Je me demandais ce que c'était.

– Tu as déjà vu Chenoa ? Hé bien tous les matins elle se met en tête de nous martyriser et de faire en sorte que nous soyons toutes pleines de courbatures pour suivre les modules de l'après-midi.

– C'est si terrible que ça ?

– Chut ! coupa Dorotea un doigt devant la bouche. Écoutez.

Un bruit étouffé parvenait du côté de la salle de bain.

– Ça doit venir de ta chambre, Hope.

Les trois jeunes femmes se levèrent et collèrent leur oreille sur le carrelage mural de la salle d'eau. Une nouvelle série de coups se fit entendre.

– On frappe à ta porte, je crois.

– Non ça serait plus fort.

– Les murs sont insonorisés.

Hope saisit son nouveau de mot de passe sur le clavier virtuel de son e-brain, puis elle afficha le plan du complexe.

– C'est le type dont je vous ai parlé.

– Merde, on fait quoi ? demanda Dorotea.

– On ne fait pas un bruit et on attend qu'il décolle, proposa Galatée.

Sur la pointe des pieds, la cadette alla récupérer la bouteille et les gobelets laissés dans la chambre. Assises sur le tapis de bain, les trois jeunes femmes sirotaient leur liqueur en se jetant des regards amusés. Au bout de plusieurs minutes, le point bleu foncé se désolidarisa du segment blanc qui marquait la porte de Hope. Edern Lloyd laissait tomber.

Elle s'attarda encore une heure chez ses voisines avant de retrouver sa chambre. Les deux sœurs lui avaient donné rendez-vous sur le pas de leur porte à l'heure du petit-déjeuner. Il fallait prendre des forces avant le cours de « renforcement musculaire », avait insisté Dorotea.

Hope se félicita de leur avoir rendu visite. La soirée avait été agréable et chaleureuse, d'autant que la liqueur d'amande avait exalté son enthousiasme et accéléré le rapprochement avec ses nouvelles amies.

– Hope, l'interpella son e-brain. Tu as un message de Chenoa.

– De quoi s'agit-il ?

– Une rencontre avec Jörgen prévue demain soir. Elle t'escortera. Veux-tu que je t'affiche le message complet ?

Un sourire se dessina spontanément sur son visage. Enfin ! Elle allait revoir Jörgen. Serait-il le même qu'autrefois ? Ce frère, qui avait constammant veillé sur elle jusqu'à sa douloureuse disparition, le trouverait-elle changé ? Il ne restait guère qu'une journée à attendre, et pourtant elle n'avait jamais été aussi impatiente.




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