Célia Heinrich
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Une contre-utopie 2.0 par Célia Heinrich.
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09 février 2015

Élément narratif
1er épisode sur Rhys


« Murmures clandestins »


Hear my words that I might teach you
Take my arms that I might reach you
But my words, like silent raindrops fell
And echoed
In the wells of silence
The Sound of Silence, Simon et Garfunkel (1964).


Rhys frappa à la porte.

– Joan ? Dépêche-toi mon trésor. Nous allons être en retard.

– Une petite minute. Je suis presque prête.

Par réflexe, ses mains glissèrent sur son torse pour la énième fois. Il n'était pas à l'aise dans cette chemise. Elle était trop brillante, trop cintrée, trop voyante. Il fit rouler ses épaules, puis tira sur les poignets pour la distendre au maximum. Même le tissu lui déplaisait. Ce n'était pas la douce popeline de ses chemises de travail, mais une matière synthétique censée épouser parfaitement les mouvements de son corps et neutraliser la transpiration.

Rhys abandonna sa femme à ses préparatifs. La baby-sitter serait bientôt là et il lui fallait réviser une dernière fois les consignes de sécurité avec sa fille. Michelle l'attendait debout dans l'encadrure de la porte de la chambre qu'elle partageait avec son jeune frère de quatre ans, Bruce, qui dormait depuis une demi-heure déjà. Obéissante, elle avait mis son pyjama rose couvert de motifs colorés. Des licornes arc-en-ciel sautaient de nuage en nuage, pendant que de gentils ours en peluche se promenaient en famille. Michelle avait hérité des cheveux bruns de Joan, mais, avec ses yeux bleu-vert et les petites tâches de rousseur sur son nez mutin, elle était le portrait craché de son père.

– Tu t'es brossé les dents, mon poussin ? demanda-t-il doucement.

Elle hocha la tête.

– C'est bien. Est-ce que tu te rappelles de ce dont nous avons parlé tout à l'heure ?

– Oui…

– Où sont les caméras de surveillance ?

– Il y en a une dans la chambre, une dans le salon, une dans la cuisine, et une devant l'entrée de la maison.

– C'est ça. Qu'est-ce que tu fais s'il se passe quelque chose d'anormal ?

– J'utilise la station d'appel. Et je dois appeler les secours, maman ou toi, ou la famille de Tom.

– Et si tu ne peux pas atteindre la station, ou si elle est éteinte ?

– Je dis le mot-code dans une pièce avec une caméra de surveillance.

– Ne le dis pas là, mais tu t'en souviens ?

– Oui.

– C'est très très bien.

Rhys serra Michelle sans ses bras et déposa un baiser sur le sommet de son crâne. Ses cheveux dégageaient l'odeur acidulée de pomme verte du shampooing pour enfants. Il n'aimait pas l'idée de la laisser ici. C'était la toute première fois qu'ils confiaient leurs enfants à une baby-sitter et le climat général de paranoïa qui étreignait la ville ne lui rendait pas la tâche plus facile. Néanmoins, il avait trop souvent reculé l'échéance. Joan et lui avaient besoin de cette soirée, et cela ne pouvait se faire que loin des enfants.

– Va au lit à présent. Tu devrais déjà être couchée à cette heure.

– On continue l'histoire ?

Ce n'était pas prévu au programme. Rhys révisa mentalement la listes des choses qu'il avait prévu d'accomplir avant leur départ et décida aussitôt qu'elles étaient toutes secondaires. L'heure du coucher des enfants constituait à ses yeux le meilleur moment de la journée. Joan étant institutrice, elle était à la maison bien avant lui et s'occupait seule des enfants jusqu'à son retour. La douche du soir, le lavage de dents et le couchage relevaient en revanche de sa responsabilité. Pour rien au monde, il n'aurait échangé ses besognes. C'était lorsque la journée s'achevait que les enfants livraient ce qu'ils avaient vraiment sur le cœur. Leurs confidences, leurs câlins, leurs sourires étaient plus purs et plus innocents dès lors que l'ombre du lendemain les inquiétait.

– D'accord, mais on ne fait pas de bruit pour éviter de réveiller Bruce.

Un large sourire éclaira le visage de Michelle et elle se précipita vers son lit. Elle tira l'étoffe que sa mère avait suspendue pour séparer son espace de celui de son frère et s'assit au bord du lit sous la couette. Rhys prit place à ses côtés et chuchota à son e-brain de reprendre l'histoire où ils l'avaient laissée avec le son et l'éclairage atténués. L'affichage holographique flotta au-dessus des draps. Sur l'image, un bateau affrontait une terrible tempête. Ses voiles étaient partiellement déchirées et l'équipage essayait tant bien que mal de dompter les vagues.

– Le Capitaine Kidd était très fatigué, narra Rhys. Cela faisait trois jours que l'Adventure Prize était pris dans la tourmente et ni lui, ni ses hommes, n'avaient pu prendre de repos. Il avait même perdu un homme. Le jeune mousse était passé par dessus le bastingage pendant un brimbalement.

– Ils n'ont pas essayé de le sauver ? On ne laisse pas un homme à la mer, pas vrai ?

– Ils l'auraient fait s'il n'y avait pas eu la tempête, mon poussin. Car si les hommes avaient abandonné leur poste à ce moment là, le navire aurait chaviré, et il n'y aurait pas eu qu'un seul disparu.

– Oh…

Rhys entoura les épaules de Michelle de son bras droit, la rapprocha de lui, et continua son histoire. Dans l'obscurité de la chambre, l'hologramme semblait presque tangible. Il avait l'impression de sentir les gouttes de pluie sur ses joues tout comme leur évaporation lorsque le soleil brilla à nouveau sur le pont.

Petit garçon, il dévorait tous les livres qu'il dégotait sur les pirates. C'était une véritable passion. Il rêvait de devenir marin et de parcourir les mers sur un trois-mâts. Je ne suis simplement pas né à la bonne époque. Son e-brain lui permettait cependant de revivre les exploits des pirates les plus célèbres de l'histoire, ainsi que des aventures romancées, sans souffrir du froid, de la faim, du scorbut. Et c'était plutôt une bonne chose tout compte fait. En outre, il avait transmis le virus à Michelle et avec un peu de chance, Bruce se laisserait aussi bientôt tenter.

Les hommes étaient en train de creuser la terre lorsque son e-brain se mit à vibrer. La baby-sitter était devant la porte.

– On s'arrête là mon poussin. Papa va voir la dame qui vous garde ce soir. Il est plus que temps de dormir. Tu fais de beaux rêves et tu me les racontes demain. D'accord ?

– Je ne te dirai pas où j'ai mis mon trésor cette fois.

Rhys sourit et l'embrassa sur le front.

– Bonne nuit.

– Bonne nuit papa.

Il sortit de la chambre en fermant la porte derrière lui. Jennyfer attendait patiemment sous le porche. L'invitant à entrer, il lui proposa un café qu'elle accepta gracieusement. Ce n'était pas la première fois qu'il la voyait. Jennyfer était la fille d'un de ses collègues, un ami même. Il l'avait rencontrée lors de dîners avec sa famille. Elle était étudiante, plutôt sérieuse à ce qu'il avait entendu dire. Son apparence même corroborait ces allégations. Sa fiche publique était également irréprochable. Toutefois, il ne pouvait s'empêcher d'envisager des scénarios-catastrophe.

– Les enfants sont déjà couchés, dit-il. À moins qu'il y ait un problème, tu n'auras qu'à attendre notre retour. On essaiera de ne pas rentrer trop tard.

– Pas de problème. Je suis là pour ça. Et puis, je suis venue préparée.

Jennyfer fouilla dans son sac à dos et sortit un ordinateur portable qu'elle montra à Rhys.

– J'ai un mémoire à rédiger et n'avoir rien d'autre à faire m'empêchera de procrastiner.

– Tu ne travailles pas sur ton e-brain ?

– Eh bien… Disons que la différence entre l'ergonomie du dispositif et ce qui est de l'ordre de l'intelligence artificielle est assez ténue. Alors que sur mon ordinateur, je fais bien la distinction. Je n'ai pas envie qu'on me balance pour plagiat ou utilisation d'IA non autorisée. Tu vois ?

– Je crois que oui. Je voulais revoir une dernière fois les mesures à prendre en cas de problème.

La jeune femme posa son ordinateur à ses côtés sur le canapé et regarda Rhys avec attention.

– Ma femme et moi avons tous les deux un e-brain, mais il y aura peut-être trop de bruit. Enfin… si tu n'arrives pas à nous joindre, le troisième raccourci sur la station d'appel contacte les parrains des enfants. Ils n'habitent pas loin et connaissent tout à leur sujet. Bien sûr, il y a les urgences et…

– C'est noté. Tu sais, c'est loin d'être la première fois que je m'occupe d'enfants. Sans parler de mon petit frère avec qui j'ai une grande différence d'âge, c'est un boulot que je fais souvent. Ça me fait un peu d'argent et j'ai du temps pour travailler. Je sais exactement quoi faire. Mais je comprends que ta femme et toi soyez nerveux. C'est parfaitement normal.

– Non, je ne suis pas…

Jennyfer montra la caméra située dans un angle du salon face au canapé.

– C'est juste une caméra de surveillance au cas où.

– Je suis habituée. D'ordinaire les gens se méfient de la baby-sitter et oublient qu'ils font rentrer bien plus de monde dans leur domicile en installant ce genre de caméra.

– Bah, ce n'est pas pareil. Ce n'est pas… physique. Cela ne représente pas de menace pour les enfants.

– Je sais, je te taquine. C'est juste que ça a un rapport avec mon mémoire justement. Tu te rappelles que je suis en sociologie ? Bref ! C'est une norme sociale assez récente. Auparavant on laissait entrer plus facilement les nourrices que les caméras chez soi. Je trouve ça très intéressant à analyser. Désolée si tu as joué le cobaye. Ne t'inquiète de rien, je m'occuperai bien de Bruce et Michelle. Je te le promets.

– Ton mémoire porte sur le baby-sitting ?

– Non, sur le conditionnement social et la pression culturelle. Je ne te donnais qu'un exemple.

Rhys sourit. Jennyfer semblait être une jeune femme intelligente et gentille. Il l'avait bien choisie. Malgré cela, son angoisse persistait.

– Bonsoir Jennyfer, fit Joan. Merci d'être venue.

Elle venait de rentrer dans le salon vêtue d'une robe tube moulante violette et de chaussures à talon. Ses cheveux étaient détachés, ses yeux maquillés. Rhys ne reconnaissait pas sa femme. Elle était radieuse. D'habitude elle portait des vêtements amples, plutôt des pantalons, et choisissait des couleurs ternes pour ne pas trop attirer l'attention. Sa tenue de soirée la mettait visiblement mal à l'aise. Elle croisait ses bras au devant d'elle pour cacher sa silhouette.

– Bonsoir Joan ! Comme je disais à Rhys, vous n'avez pas à vous en faire. Je surveille le fort. Je vous en prie, profitez bien de votre soirée. De ce que mon père m'a dit, ce n'est pas si souvent que vous vous offrez une escapade en amoureux.

Rhys croisa le regard de sa femme et retrouva sa détermination. De sa main gauche il toucha à travers la toile de son pantalon le contenu de la poche secrète. Tout va bien se passer. Le timing est bon. Jennyfer est très bien. Allez c'est parti ! Ils saluèrent une dernière fois la jeune femme et prirent la direction de l'U-Way.

Main dans la main, Rhys marchait au côté de sa femme, elle dans des talons qui gênaient sa marche, lui dans sa chemise ridicule. Il avait l'impression de jouer un rôle. Après huit années passées à s'occuper des enfants, il aurait préféré pouvoir s'habiller comme bon lui semblait pour cette soirée. Mais dans Canopolis, tout n'était qu'apparence. Il fallait jouer le jeu : porter le costume adéquat, adopter l'attitude qui convenait. Leur identité se cachait dans les détails.

– Tu es contente ? s'enquit-il.

– Nerveuse. On verra quand on y sera.

Elle serra sa main plus fort. Toujours collés l'un à l'autre, ils empruntèrent le tube. Le club était situé sur la même ligne, ils n'auraient pas à faire de changement. Le trajet ne prenait que vingt minutes. En cas de problème, ils pourraient rentrer à la maison et retrouver leur quotidien rassurant en un rien de temps.

À l'entrée un videur vérifia leur e-brain avant de les laisser passer. Dès qu'il tira la poignée, une vague de son tonitruant s'engouffra par l'ouverture. Joan se figea sur place et Rhys tira sur son bras pour l'aider à franchir le pas. À l'intérieur des lumières bleues et oranges clignotaient au rythme de la musique. Des hommes en chemise brillante et cintrée et des femmes dans des robes tubes moulantes se déhanchaient sur la piste de danse. À trois mètres du sol, des cages dorées abritaient danseurs et danseuses en petite tenue, offrant à la clientèle du club une chorégraphie à suivre ou simplement un spectacle à regarder.

Un attroupement s'était formé autour du bar. Les clients faisaient des gestes et pointaient les bouteilles pour se faire comprendre dans le vacarme. Dans un coin sombre, Rhys entrevit un couple enlacé faisant l'amour contre une colonne en plâtre. Il détourna le regard et chuchota à son épouse :

– Suis-moi.

Joan sur ses talons, Rhys avança vers le fond du club. Un escalier noir descendait vers une porte marquée « Privée ». On y est. Un jeune homme assis sur le muret surplombant la rampe lui lança un regard entendu avant de hocher la tête. Rhys continua sa descente sans lui prêter attention. Un second vigile surveillait l'accès. Il vérifia leur puce RFID et les laissa entrer tous deux.

Le sas franchi, Rhys et Joan éteignirent leur e-brain. La musique filtrée par les murs insonorisés n'était plus qu'un léger écho. En silence, il suivirent le corridor. Des deux côtés, des alcôves vides étaient éclairées de rouge et de pourpre. Des divans et des coussins meublaient ces espaces. Près des accès, trois distributeurs étaient accrochés : solution antibactérienne, lubrifiant et préservatifs. Rhys soupira.

– C'est vraiment glauque, souffla Joan en réponse.

– Je sais. Je suis désolé mon trésor. Essayons d'oublier le décor, ce n'est pas ça l'important.

Dans la pièce centrale, les fidèles étaient réunis autour d'une prêtresse. Ils étaient debout bien au centre, sans doute autant horrifiés que Joan et Rhys à l'idée de toucher quoi que ce fut dans ce lieu de débauche. Il n'y avait pas d'estrade, pas d'autel, pas de banc. Peu importait. Rhys rit de soulagement.

– On ne s'est pas trompé ! C'est bien ça.

Les autres se tournèrent vers eux, surpris par l'interruption.

– Vous devez être Joan et Rhys Juhel ? questionna la prêtresse.

Joan hocha la tête en se rapprochant du groupe.

– Bienvenue dans notre église œcuménique ! Nous vous attendions. Je suis Carmen et c'est moi qui officie cette nuit, comme à chaque fois d'ailleurs.

Joan se mit à genoux et prit les mains de Carmen.

– Merci. Merci beaucoup de nous accueillir. Cela faisait si longtemps que nous cherchions un lieu de prière et de discussion.

Rhys avait les larmes aux yeux. Bien qu'il avait toujours connu la foi de sa femme, jamais ils n'avaient pu en discuter ouvertement. Depuis ses dix ans, l'âge qu'il avait lorsque son père s'était débarrassé de leur bible et avait décidé d'arrêter toutes leurs pratiques religieuses afin d'éviter de subir le même sort que leurs voisins, il n'avait jamais pu parler de Dieu à quiconque. Ils reconnaissaient ses coreligionnaires à de subtils détails : une façon sobre de se vêtir, la petite pause marquée avant de prendre le repas, la gêne devant des comportements immoraux mais admis par le commun… Toute une somme de petites choses qui trahissaient ses semblables et lui permettaient de se construire un réseau à l'insu du plus grand nombre. – J'ai peur d'avoir de mauvaises nouvelles, annonça Carmen en montrant le classeur qu'elle portait sous son aisselle. Nous ne disposons pas de livres entiers, juste de bribes de textes sacrés de plusieurs confessions. Nous lisons un passage puis nous discutons du sens et des implications que cela a pour notre vie, de ce que nous devons accomplir pour suivre la voie de Dieu.

– J'ai quelque chose à te remettre en ce cas, lança Rhys.

Il fouilla son pantalon pour extraire le contenu de sa poche secrète.

– Le chapitre cinq de l'évangile de Matthieu. Le Sermon sur la Montagne.

L'assemblée de fidèles se confondit en remerciements, sourires, poignées de main, embrassades. Tous semblaient enchantés par le présent de Rhys.

Quarante-quatre ans après l'interdiction religieuse, les exemplaires de la Bible se faisaient rares à Canopolis. Les livres papier avaient pour la plupart été remplacés au fil des décennies par leur équivalent numérique. Les disciples pouvaient consulter les Saintes Écritures depuis leur e-brain à tout moment et cela était bien commode. Quand la prohibition avait été votée, toutes les copies numériques furent effacées et il ne resta que les exemplaires des bibliothèques nationales, conservés pour les historiens, et les rares ouvrages que des familles avaient conservé en héritage.

Au fil des années, leur nombre se réduisit comme peau de chagrin. Certaines familles furent arrêtées pour pratique de culte prohibé ou prosélytisme et leurs bibles saisies et recyclées sur le champ. D'autres s'en débarrassèrent pour éviter d'être inquiétées. Ce fut le cas des Juhel. Après le fameux attentat du MoRLI en 44, les normes de sécurité et de contrôle de la population se firent plus dures. Des centaines de familles jusque-là ignorées des services de police furent condamnées pour possession illégale de textes religieux. Glyn Juhel, craignant pour les siens, avait alors détruit toute trace de leurs croyances. Du moins le pensait-il. Alana, la mère de Rhys, avait arraché trois chapitres pour lui et ses deux frères afin qu'ils conservent un support pour leur foi. Depuis il portait ce secret sur lui tous les jours. Il pouvait enfin le partager avec d'autres. Orphelins de prières, compagnons d'exil.

– Merci infiniment Rhys, pour ce cadeau que tu nous fais, dit Carmen. Si vous êtes tous d'accord, je propose que nous travaillions sur ce chapitre cette nuit. Avant cela, nous allons faire notre prière traditionnelle pour remercier Dieu d'avoir donné courage et bonté à nos hôtes. Je sais qu'il nous est difficile de communier dans ce lieu de stupre, mais sans le soutien du patron de ce club, sans sa clientèle, nous ne pourrions nous réunir. Et pour cela nous les remercions.

– Et pour cela nous les remercions, reprit le chœur des fidèles.

Rhys remarqua le regard stupéfait de Joan. Il passa une main dans son dos, et lorsqu'elle se tourna vers lui, sourit sereinement. Ils vivaient décidément à une drôle d'époque. On glorifiait la débauche de chair et l'alcoolisme. Partout dans la Canopée, on trouvait ces nouveaux temples de Bacchus pendant que l'on démembrait les vieilles églises pierre après pierre. Il était bien vu de se rendre dans ces salles d'orgie, toléré d'y éteindre son e-brain pour s'abandonner complètement à des pratiques honteuses, alors que l'on proscrivait ceux qui cherchaient dans le recueillement la sagesse des anciens, la parole de Dieu. Néanmoins, Carmen avait raison. Mieux valait un lieu de culte dénaturé que pas de salle de prière du tout.

– « Voyant la foule, Jésus monta sur la montagne ; et, après qu'il se fut assis, ses disciples s'approchèrent de lui. »

Rhys connaissait le passage par cœur. Il le récita sans un bruit au rythme de la lecture de Carmen. Comme il aurait aimé que Michelle et Bruce soient là également ! Mais les temps avaient changé. Le risque qu'avaient pris ses parents en lui transmettant la foi n'était rien en comparaison de celui auquel il exposerait sa famille en faisant de même. À l'école, on apprenait aux enfants à conspuer la religion et à dénoncer les pratiquants. Mettre les petits dans la confidence les tirailleraient indubitablement, et comment savoir ce qui en résulterait ? Voudraient-ils garder le secret ? Le pourraient-ils seulement ? De plus, Rhys n'avait jamais trouvé de moyen de discuter avec eux sans risque. Il fallait donc attendre qu'ils deviennent adultes. C'était la seule solution. Peut-être serait-il trop tard.

– « Et si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la et jette-la loin de toi ; car il est avantageux pour toi qu'un seul de tes membres périsse, et que ton corps entier n'aille pas dans la géhenne. »

– Merci, murmura Joan à son oreille.

– Si tu savais à quel point je suis content d'être là avec toi. Nous allons pouvoir échanger. Enfin ! Je t'aime tellement.

Joan posa sa tête contre son épaule et ils écoutèrent la suite du sermon avec ferveur.

Au moment de la discussion, Rhys alla trouver André pour lui exprimer sa gratitude. C'était un de ses collègues. Ils n'appartenaient pas au même service, mais lorsqu'ils avaient eu l'occasion de travailler ensemble, Rhys l'avait rapidement reconnu comme l'un des leurs. André possédait un bracelet, un ersatz de chapelet. Son apparence était commune, mais la façon qu'il avait de le porter, les moments où il faisait jouer les maillons entre ses doigts, lui avaient mis la puce à l'oreille. Rhys avait, en réponse, fait montre de quelques gestes d'appartenance. Plus tard, André lui avait parlé sur un ton badin de ce club et évoqué des dates de soirées spéciales. Rhys avait décidé de s'y rendre en priant le ciel d'y trouver enfin l'église qu'il cherchait tant.

Il sentit des mains sur sa taille. Joan le fit se tourner face à elle.

– J'ai discuté un peu avec Carmen. La prochaine réunion aura lieu dans deux semaines. Tu crois que nous pourrions nous arranger pour venir ?

– Sans problème. Cela reste cohérent avec notre couverture. Mais il ne faut pas en parler trop tôt. Prévoir ce genre de sortie à l'avance peut paraître bizarre. J'imagine… On demandera à Jennyfer trois ou quatre jours avant si elle est disponible.

– Génial. J'ai envie de parler avec toutes ces personnes mais d'abord je voudrais que tu me racontes ton histoire. La version non censurée.

Rhys serra sa femme dans ses bras avant de la suivre un peu à l'extérieur du groupe. Ils parlèrent une petite vingtaine de minutes.

Lorsqu'ils regagnèrent le centre de la salle, des bruits de pas, nombreux et précipités, se firent entendre. Un grand groupe venait de pénétrer dans l'espace privé. À l'expression de stupeur de Carmen, Rhys comprit que les intrus n'étaient pas attendus. Ils allaient avoir des problèmes. La prêtresse fit glisser le classeur sur le sol en direction d'une loge latérale. Il s'arrêta à mi-chemin. Un fidèle donna un violent coup de pied pour lui redonner de l'élan. Rhys voulut prendre une attitude désinvolte, mais il ne voyait pas vraiment comment paraître à sa place en ce lieu. Joan le regarda à la recherche d'une solution, l'air désemparé.

Six policiers sortirent du corridor. Ils entourèrent les fidèles et pointèrent leurs armes sur eux.

– Nous sommes la police. Veuillez mettre vos mains en évidence pendant la durée des opérations.

Un courant de panique parcourut le groupe. Rhys essaya de garder son calme. Il serra la main de Joan pour lui donner de la force et lui faire comprendre qu'elle ne devait leur donner aucun élément permettant de confirmer leurs soupçons.

– Mais que nous voulez-vous ? demanda Carmen.

Rhys fut ébahi par son impassibilité. Elle ne laissait rien paraître. La prêtresse s'avança pour faire face au policier qui avait pris la parole et semblait mener les opérations.

– Nous savons ce que vous faites ici. C'est un groupement religieux illicite. Vous serez tous jugés pour votre crime.

Ils vont tous nous tuer. Pour les Canopolitains, et les policiers en particulier, les religieux étaient des fanatiques, les fanatiques des extrémistes, les extrémistes des terroristes, les terroristes des ennemis de l'État, et on abattait les ennemis de l'État. Rhys se plaça devant Joan pour faire bouclier de son corps. Je ne les laisserai pas faire du mal à la mère de mes enfants. S'ils me tirent dessus, elle tombera sous mon poids et ils ne découvriront pas tout de suite qu'elle est là, en vie. Ça lui laissera une chance de fuir.

L'esprit de Rhys était en ébullition. Il tentait d’échafauder à toute vitesse des plans d'évasion, de prouver son innocence. Il devait bien y avoir un moyen. Les autres membres du groupe attendaient en silence. S'ils ne trouvaient pas le classeur, quelle preuve avaient-ils contre eux ? Rhys se retint de regarder dans sa direction. Il pria Dieu de toute son âme de leur venir en aide. Il pensa à Bruce et aux briques de construction qu'il laissait traîner partout dans la maison, à Michelle qui voulait fabriquer une fusée et la lancer depuis les jardins suspendus, à l'odeur acidulée de pommes vertes. Le visage de Joan s'enfouit entre ses omoplates et il sentit ses larmes chaudes mouiller le textile synthétique de sa chemise. Rhys mordit sa lèvre et bloqua son souffle. Sur sa gauche, un policier baissa son arme et avança vers la prêtresse.

– Non ! s'écria-t-elle lorsqu'elle le reconnut. Pas toi. Pas toi…




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