Célia Heinrich
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Une contre-utopie 2.0 par Célia Heinrich.
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14 août 2014

Élément narratif
1er épisode sur Lorik


Prologue »


Ils s'étaient visiblement donné du mal pour procéder à leur parodie de justice. Si elle n'avait pas été écrasée par le poids de son inévitable condamnation, Lorik en aurait presque souri. Il n'existait pas dans tout Canopolis de tribunal suffisamment grand pour juger quatorze individus / coupables d'un seul coup. D'ordinaire, les jugements étaient expédiés en une petite dizaine de minutes, à huis clos, dans de toutes petites salles. Mais, aujourd'hui, l'occasion était spéciale. Cela faisait dix-sept ans que le MoRLI n'avait pas commis d'attentat. La mort prochaine de Lorik et de ses compagnons de combat était un événement historique.

Dans la grande salle murée de tôles ondulées trônait fièrement le bureau surélevé du juge en bois de chêne massif avec des décorations typiques de l'art Renouveau. À n'en pas douter, il devait être presque aussi vieux que la métropole elle-même. Le banc des avocats, ou plutôt des accusateurs publics, du même bois que le bureau, jurait tout autant dans ce vieil entrepôt. L'air était saturé par des résidus de particules métalliques. Pour ajouter encore à l'incongruité du lieu, des caméras dernier cri étaient fichées à tous les coins des murs. Une seule aurait été nécessaire pour donner une vue d'ensemble en haute résolution, mais grâce à cette couverture excessive, le péquin moyen pouvait admirer les expressions faciales de toutes les parties impliquées. Une émission de télé- réalité, quel magnifique grand final ! pensa Lorik avec amertume.

Sur son poignet, un e-brain nouvellement attaché retranscrivait sur un moniteur l'ensemble de ses signes vitaux, ainsi que ceux de ses treize camarades. Une humiliation de plus pour les combattants de la Liberté.

– Frans, ou quelque soit ton vrai nom, fais un pas en avant je te prie, déclara placidement le juge.

Sans hésitation, il s'exécuta, fixant sans ciller le représentant de la justice. Son crâne rasé de près reflétait de manière presque obscène la lueur crue des néons. Ses vêtements noirs moulants qui le couvraient de pied en cap, ses sourcils et ses cheveux absents, ainsi que son regard implacable mettaient visiblement mal à l'aise les accusateurs publics, dans l'obligation de le regarder.

– Es-tu bien le leader de ce groupe de terroristes ? questionna le juge.

– Oui, mentit Frans. Mais nous ne considérons pas comme tels. Loin s'en faut. Notre but est de protéger les citoyens de Canopolis, non de les terroriser, ton Honneur.

Un gloussement ironique parcourut l'ensemble des occupants du banc des avocats. Les abrutis... Le juge se retourna vers l'homme qui se tenait en contrebas du bureau et continua le procès sans prêter attention aux railleurs.

– Lieutenant Malhœuvre, les accusés ne portant pas d'e-brain et ayant illégalement retiré leur implant RFID, nous ne disposons pour seules preuves que ton témoignage et celui de tes hommes, ainsi que les données de vos propres e-brain. Peux-tu nous décrire les faits ?

– C'est mon devoir, ton Honneur. À 22h03 le système d'alarme secondaire de l'entrepôt de données 14 d'Octopus Network a été déclenché par les accusés. Ils avaient manifestement désactivé le premier sans être repérés, ce qui est un exploit en soi, et leur absence d'identifiants les a soustraits à la détection individuelle standard. Avec mon équipe d'intervention, nous nous sommes rendus sur les lieux à 22h16, les terroristes étaient toujours sur le site. J'ai alors suivi le protocole d'interception en déployant une première équipe autour du périmètre du bâtiment, une seconde a pénétré à l'intérieur pour surprendre et stopper l'attaque.

– Où étais-tu ? demanda un accusateur.

– Au poste d'opérations, à l'extérieur de l'entrepôt, pour suivre les données d'e-brain de chacun de mes hommes et donner mes ordres.

– Que s'est-il passé ensuite ? pressa le juge.

– J'ai commencé par regarder les transmissions de mes hommes autour du périmètre. Je voulais m'assurer que les terroristes étaient toujours sur place et, dans le cas contraire, envoyer des agents à leur poursuite. Malheureusement, les rebelles du MoRLI étaient en train d'évacuer. Chacun selon son propre itinéraire – nous savons tous comment ils procèdent – afin de nous forcer à nous diviser et d'augmenter leurs chances de retour à la base. Je n'avais pas besoin de donner l'ordre de les arrêter, j'ai donc pu immédiatement me concentrer sur les transmissions de l'équipe partie dans l'entrepôt. Et là...

Le lieutenant se retourna, balaya de son regard bleu acier l'ensemble des accusés et pointa Sacha du doigt.

– Lui ! Cet homme a tiré une balle dans le cœur du sergent Morris. Un autre de mes hommes a été assommé par un coup de barre métallique sur le crâne. D'autres ont intercepté des membres du MoRLI. Et finalement, tous sont morts dans l'explosion soixante secondes plus tard.

Sacha tremblait comme une feuille. Lorik regarda derrière le juge sur le moniteur et confirma ses doutes. Le rythme cardiaque du jeune homme battait tous les records. Ils étaient en train de le perdre. Peut-être avait-ce été une erreur de le choisir pour la mission. Sacha s'était pourtant toujours remarquablement illustré. C'était un homme fort, grand, bien bâti, à la mâchoire carrée. Il avait une intelligence pragmatique si utile sur le terrain ; il était apparu comme un choix évident. Face à la culpabilité et à la mort, qui peut savoir comment les hommes réagissent ? Sacha, pas bien en définitive.

– Nous souhaiterions voir l'enregistrement de l'e-brain du sergent Morris, demanda un accusateur public.

– Évidemment, fit le juge, en se déplaçant pour dégager la vue de la moitié droite du moniteur derrière lui.

Sur l'écran, on découvrit la vidéo aux coloris vert grisâtre de la vision nocturne de la caméra frontale du sergent. Il faisait face à un combattant de la Liberté tout en noir, sa cagoule sur la tête. Il venait tout juste de le remarquer et la surprise, vite contrôlée, l'avait fait reculer.

– Pas un geste ! cria le sergent.

À la vitesse de l'éclair, l'homme en noir dégaina et tira vers la poitrine de son agresseur. Ce dernier tomba mollement en avant. Un gros plan montrait une main ensanglantée chassée par la botte du rebelle.

Des soupirs outrés résonnèrent dans la salle. Sacha regardait le sol.

– Et comment avez-vous pu identifier l'accusé ? questionna le juge.

Le pouls de Sacha frôlait les deux cents. Il va mourir d'une crise cardiaque si ça continue. Nous ne devons pas montrer notre peur.

– Le sang... commença le lieutenant Malhœuvre.

– Libres de nos choix, nous avons choisis d'être, et libres nous mourrons, scanda Lorik.

Elle se mit à seriner ce refrain, bientôt repris par tous les combattants de la Liberté, dont Sacha. Le rythme cardiaque du jeune homme se stabilisa. Les voix se firent de plus en plus fortes, si bien que le procès fut impossible à poursuivre. Le juge frappa son bureau de son marteau de bois et renvoya les prisonnier à leurs cellules pour continuer en leur absence.

– Merci, souffla Sacha à son intention sur le chemin.

– Ils n'avaient pas vraiment besoin de nous de toute façon.

Assise sur les moellons lisses qui recouvraient à la fois les murs, le sol et le plafond de sa prison, Lorik regardait fixement la porte de fer forgée. L'aspect vieux château fort est-il fait pour effrayer les locataires ? se demanda-t-elle. Elle haussa les épaules et, à bout de force, s'étendit sur les pierres froides en position fœtale. Avait-elle échoué ou réussi la mission ? Seul son groupe avait été intercepté sur les trois envoyés cette nuit-là, et il fallait qu'ils fassent des prisonniers. Mais quatorze... sans compter les trois morts dans l'entrepôt. Quand elle avait accepté les termes du plan, Lorik ne s'était pas attendue à des pertes aussi lourdes. À présent, elle se sentait écrasée par les conséquences de ses choix. Plus ça aura l'air authentique, moins vite ils se rendront compte qu'on leur a fait à l'envers, se rassura-t-elle. Toutefois, même s'ils s'étaient engagés à faire n'importe quoi pour la cause, et qu'ils avaient eu une petite chance de rentrer sains et saufs, Lorik avait du mal à ne pas se reprocher d'avoir conduit sa petite troupe, ses soldats, ses frères, dans une mission suicide.

Des bruits de pas dans le couloir. Plus rien. Puis des bruits de pas plus nombreux dans l'autre sens. Arrivés au niveau de sa porte, quelqu'un frappa un premier coup long puis un rapide.

– Avance, s'énerva un garde.

Un bruit de matraque sur une partie tendre. Sans doute le ventre. Puis à nouveau la répercussion des pas sur la pierre.

C'était le code de Frans. Évidemment. Ils vont l'interroger devant les caméras ou le torturer en privé. Comment savoir ? Ils le prennent pour moi. Tout ce qu'ils vont lui faire, c'est à moi qu'ils devraient le faire. C'était une idée de Jarvis. Comme aucun rebelle n'avait jamais survécu à son incarcération, les membres actifs ignoraient les pratiques de la police judiciaire. Officiellement, la torture n'existait pas. Officiellement. Il avait donc paru plus sage de détourner l'attention des ennemis de la véritable tête pensante des opérations. Lorik dirigeait l'attaque hier soir, elle connaissait chaque détail. Frans, son bras droit, son homme le plus solide, le plus fiable, ignorait le véritable but de leur entreprise. Tout du moins, en théorie. Lorik le suspectait d'avoir découvert le pot aux roses. Malgré cela, tout ce qu'on tirerait de lui, ce serait les objectifs factices. Frans était le fusible. Il avait sur lui les informations volées à Octopus Network et le faux ordre de mission codé. Amusez-vous bien à le décoder, bande de rats, se réjouit Lorik.

Elle tapa de sa botte deux coups longs contre le mur droit et attendit patiemment une réponse. Même si la cellule voisine était occupée, les murs étaient bien trop épais pour qu'on l'entende. Dommage, elle se sentait seule en attendant la mort. La compagnie de ses frères, bien que culpabilisante, la rappelait à sa mission et la contraignait à se montrer forte.

Aux bouts de quelques heures, la fatigue prit le pas sur le stress et la peur, et Lorik sombra.

Elle faisait partie du premier lot. Quatre combattants de la Liberté, alignés dos au mur. À cause de leur uniformité, leur tenue noire, leur absence de poil et de cheveux, les autres les distinguaient mal. Lorik puisait dans leur similarité du réconfort. Sans poil, sans peur, et sans reproche. Les bourreaux avaient divisé l'effectif en trois groupes de quatre. Sacha et Frans viendraient en dernier. Frans car il était le chef, Sacha car on avait pu lui imputer la mort d'un officier.

– Chargez, fit leur commandant.

Et les quatre soldats, qui faisaient face aux rebelles, insérèrent deux balles dans leurs fusils. Lorik souhaita ardemment que la première suffirait dans son cas.

– Visez !

Un frisson de panique la surprit. Elle se croyait prête. Son regard croisa celui de Frans, qui en dur à cuire qu'il était, croisait ses bras enchaînés sur son torse l'air impassible. La fermeté de son second arracha un sourire à Lorik. Il hocha la tête, satisfait. Malgré les hématomes qui couvraient son visage, et sans doute le reste de son corps, il n'avait pas parlé. Elle pouvait mourir tranquille. Ça marcherait, elle le savait. Elle ne serait pas là pour le voir, mais bientôt le monde serait différent. Un peu grâce à elle.

– Tirez !

Libre de mes choix, j'ai choisi d'être, et libre je...

Le corps de Lorik s'effondra dans la cour dans le silence circonspect de ses bourreaux et de ses camarades.

– Groupe suivant, annonça le commandant.




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