Célia Heinrich
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Une contre-utopie 2.0 par Célia Heinrich.
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22 décembre 2014

Élément narratif
2e épisode sur Hide


« À l'abri »


Le fond de l'air était froid. Hide serra ses mains autour de sa tasse pour les réchauffer. Conduction thermique ! Il faut que je note ça quelque part. C'est crucial dans ce genre de structure. Il s'assit en prenant soin de recouvrir la chaise avec le pan de son long gilet blanc. Sur la terrasse, la table et les sièges avaient conservé la fraîcheur de la nuit. Il but une gorgée de son caffè macchiato. La vapeur chaude lui apposa sur le front un baiser humide qui se changea en une morsure glaciale dès qu'il éloigna la tasse.

Hide s'essuya avec l'extrémité de sa manche puis activa l'audio de son e-brain.

– Bloc-notes : ne pas oublier de considérer les matériaux à forte conduction thermique pour les murs intérieurs. Fin note.

– Nouvelle entrée sauvegardée.

Il travaillait mieux le soir. Il travaillait mieux chez lui. Par bonheur, il pouvait faire les deux. La mairie venait de lui confier un tout nouveau projet. Rien de bien folichon, mais il lui fallait tout de même accepter pour rester dans les petits papiers de l'administration. Ce midi, il avait rendez-vous avec un responsable de l'aménagement urbain pour discuter des possibilités de l'emplacement, et ce soir on lui livrait le matériel pour la maquette physique. Après cela, on le laisserait tranquille. Lui, l'inventeur reclus se vouant à son art. Cela entretenait le mythe, mais surtout, cet isolement le rassurait. Lorsque son e-brain lui avait appris la découverte de la police scientifique, l'objectif du MoRLI, Hide avait eu un malaise. Personne n'en savait plus long que lui sur la structure de la Ruche-Miroir. Les terroristes ne pouvaient l'ignorer. Dès lors, il avait décidé de rester cloîtré chez lui. À l'abri. Vigile, porte blindée, verre anti-impact, caméras de surveillance. Dans sa maison, il était intouchable.

À présent que sa tasse était vide, Hide se sentait démuni face à la fraîcheur de cette matinée de novembre. Il fit coulisser la porte-fenêtre et retrouva avec plaisir la chaleur du salon.

– Dans combien de temps arrive-t-il ? Et quel est son nom déjà ? demanda-t-il à son e-brain.

– Il s'appelle Arek Bogossian et il ne devrait plus tarder à présent. D'après le dernier relevé de géolocalisation de sa puce RFID, il est à trois stations d'U-Way de l'arrêt le plus proche. Il a pris soin d'apporter le repas : des lasagnes au pesto et au fromage de chèvre.

– Comme c'est prévenant.

Et ça me fait deux rations alimentaires économisées.

Il disposait de quelques minutes pour ajuster son intérieur. Il devait être impeccable. Les apparences sont si importantes dans ce métier.

– Envoie le robot de ménage dans le placard à balai.

– Il s'y rend.

Hide prit la direction du bureau. Il plaça les chaises de façon à ce que leur assise soit bien perpendiculaire à l'alignement de la table et leur pied parfaitement parallèle. Une feuille de son spathiphyllum manquait de vigueur. Il la coupa, arrangea un dernier bibelot avant de se rendre au composteur de la cuisine. Son e-brain sonna.

– Le vigile de l'entrée vous appelle.

Hide jeta le détritus au milieu du compost avant de répondre.

– Je t'écoute.

– Bonjour Monsieur, ton rendez-vous de midi est là. Dois-je le faire patienter jusqu'à l'horaire prévu ?

Il se crispa. Cette voix lui était inconnue.

– Qui es-tu ? Je ne crois pas t'avoir déjà entendu.

– Oui, en effet. Je m'appelle Federico Garcia et c'est la première fois que je suis affecté ici. Avec l'augmentation des mesures de sécurité, nous avons doublé nos effectifs. Gustave, qui aurait dû être à ma place aujourd'hui, garde le président d'Octopus Network en permanence. Si tu as besoin d'être rassuré sur mon compte, j'envoie tout de suite ma fiche professionnelle sur ton interface sécurité.

– Oui, merci.

Hide se rua vers l'entrée pour consulter les données de ce nouveau vigile sur l'ordinateur dédié.

– Et pour Monsieur Bogossian ?

– Fais-le entrer.

Il continua de lire la fiche du vigile jusqu'à ce qu'il entende des pas devant la porte d'entrée. Tout semblait en règle. Il se détendit et ouvrit la porte.

– Bonjour Arek, je t'attendais.

– Bonjour Hide. Je suis ravi de travailler avec toi sur ce projet. C'est un grand honneur.

Ça l'est probablement. Arek était jeune. Il portait un costume bleu nuit très convenable, sans le moindre pli apparent. Étant donné son âge et sa position à la mairie, il doit être bouffi d'ambition.

– Suis-moi dans mon bureau. Nous pourrons discuter autour de ces lasagnes.

– Ah oui ! fit-il dans un sourire modeste en soulevant le conteneur alimentaire. J'ai lu que tu en étais friand.

L'architecte se contenta de sourire en guidant son invité.

– Ta demeure est somptueuse.

– C'est une vitrine de mon travail. Elle doit l'être. C'est juste à droite. Voilà.

Hide s'installa sur son siège et se saisit du plat qu'Arek lui tendait. Il le posa devant lui et appuya sur la commande de réchauffage.

– Bon, très bien. Dis-moi où la mairie compte trouver la place pour faire tenir un internat de 5000 chambres.

– La bonne nouvelle, commença Arek, c'est que nous avons pu trouver des places dans des structures existantes. Par exemple, nous allons fusionner deux casernes où loge le personnel militaire célibataire. Il y a beaucoup de places libres, vois-tu. Et les conditions d'obtention seront revues pour être plus strictes. Du coup cela nous fait un bâtiment déjà prêt. Enfin, il faudra monter des cloisons supplémentaires et prévoir les espaces collectifs mais cela représente 1000 places au total. Plus que 4000.

– Même avec une surface au sol de 10 mètres carré par chambre, il faudrait au moins une plate-forme entière pour loger tout ce beau monde. Il n'existe rien de tel dans Canopolis.

Hide tapa une commande sur son ordinateur pour que celui-ci affiche un hologramme du plan en trois dimensions de la ville. Il s'appuya sur le dossier de son fauteuil et avala une bouchée.

– Tu vois ?

Arek haussa légèrement les épaules.

– Je pense que c'est justement pour cela que l'on a fait appel à toi. Personne ne connaît mieux la métropole. S'il existe une solution…

– C'est à moi de la trouver. Oui je sais.

Hide prit un air las, mais au fond de lui il appréciait cette confiance aveugle qu'il inspirait.

– Je sais que tu y as déjà réfléchi, fit Arek. Dis-moi ce à quoi tu as pensé.

– Eh bien… Évidemment le plus naturel est de considérer la périphérie. Mais l'expansion de la ville est complexe et a un coût exponentiel. À mesure que l'on agrandit la circonférence, on doit augmenter les transports, les passerelles et les piliers sur des étendues toujours plus vastes. Et l'on ne pourra pas attendre le développement d'un anneau supplémentaire dans notre cas. N'est-ce pas ?

Arek hocha la tête.

– Ensuite, il faut considérer la dimension verticale. Peut-on ajouter une plate-forme sur un pilier existant ?

À nouveau, Hide composa une commande sur le clavier virtuel de son ordinateur. Sur l'hologramme, les piliers prirent des teintes rougeâtres plus ou moins prononcées.

– Voici les taux de charge des piliers. En un coup d'œil, tu remarqueras qu'il n'y a pas, dans toute la métropole, d'emplacement possible pour une plate-forme de cette taille.

Arek remua sur son siège. De toute évidence, il était impatient. Ce cours d'aménagement urbain le laissait complètement indifférent. Hide continua pourtant.

– Il ne nous reste donc que deux options : éclater l'internat en de nombreuses petites structures disséminées dans la ville, ou, détruire des constructions existantes pour faire de la place. Et là, c'est plus du ressort de la mairie que du mien.

Hide marqua une pause et mangea ses lasagnes en attendant une réaction de son interlocuteur. Arek croisa les bras sur son torse en fixant la carte.

– Si ça ne tenait qu'à toi, qu'est-ce que tu ferais ?

Avec son stylet, Hide pointa une zone des tréfonds.

– Ce sont des logements sociaux ici, objecta Arek.

– Qui sont bien trop grands pour leur fonction. Ils ont été construits à la fondation de la ville, alors que les arbres étaient bien moins hauts. Ils ne sont devenus des logements sociaux que par la suite.

– Oui et ce sont des monuments protégés à présent.

– Si ça ne tenait qu'à moi, ils ne le seraient pas. Personne ne se rend dans cette zone de la Canopée sans y être obligé. Il y a un temps pour tout. Aucune construction ne devrait être protégée à jamais. Elle est réalisée dans un but précis. Quand sa fonction change, sa forme doit changer également. En l'occurrence, les surfaces habitables sont beaucoup trop spacieuses pour cette population, c'est du gâchis.

Arek ne répondit pas tout de suite. Hide le vit parcourir rapidement la pièce du regard. Un reproche silencieux. Quel imbécile. Ce n'est pas comparable ! J'ai besoin de mon espace pour créer. Je ne suis pas un anzarste inutile. Je contribue au monde. Il sentit la rage bouillir dans ses veines. Pour qui ce jeune homme se prenait-il ? Il ne pouvait toutefois se permettre de montrer son énervement et d'être impoli. Il contempla en silence le plan de la ville et exerça son poignet pour occuper son esprit.

– Ce n'est simplement pas envisageable, lâcha finalement Arek.

– Alors ce sera la multitude de petits internats. Mais dans ce cas, le rapport surfacique sera nettement moins intéressant. Cela multipliera d'autant les coûts et les dimensions totales.

– Si nous n'avons pas le choix…

Arek haussa les épaules une fois de plus.

– Commençons par trouver les espaces disponibles à proximité des établissements scolaires.

Arek Bogossian avait quitté la demeure en lui serrant cordialement la main, mais le rapport entre les deux hommes n'aurait pu être plus froid. Ils avaient convenu ensemble d'une dizaine d'emplacements que Hide se devait d'optimiser pour faire tenir toutes les chambres. Ils me font bien rire ces conservateurs avec leur principes immuables. Mais au final, ce sont les gamins qui vont payer la note. Leur internat sera bien moins convivial et pratique que ce que j'aurais pu en faire. Politiques à la con ! Et il me regardait de haut en plus.

Il donna un coup de pied dans le canapé du salon. Son chausson s'envola de l'autre côté de la pièce.

– Quelque chose ne va pas, Hide ? questionna son e-brain. J'ai remarqué que ton rythme cardiaque avait accéléré. Serais-tu en colère ?

– Je suis juste un peu frustré.

– Puis-je t'être d'une aide quelconque ?

– Non, merci. J'ai juste besoin de temps. L'urbanisme de Canopolis n'est pas rationnel. Il est le fruit de lubies politiques successives. Ça me tue d'être obligé de faire des choses de travers et d'amplifier le problème. Tu comprends ?

– Oui. J'ai suivi ton analyse. Elle est logique. Malheureusement, toute entreprise publique est le fruit de compromis dont le résultat est rarement optimal. Il en va ainsi quand les interlocuteurs sont trop nombreux ou trop différents pour obtenir un consensus. Je pense qu'une infusion de passiflore t'aiderait à te détendre. Je lance la préparation ?

– D'accord.

Hide s'assit devant le bar où une bouilloire automatisée portait de l'eau à ébullition. Il fit glisser sa main sur les motifs gravés dans le bois du meuble. Les mots de son e-brain l'avaient quelque peu apaisé. Il les avait sans doute prononcés dans ce but, mais ils n'en étaient pas moins vrais. N'est-ce pas ?

Une sonnerie retentit. Il sursauta.

– Qu'est-ce que c'est ?

– Un appel du vigile de l'entrée.

– Très bien. Passe-le moi.

– Monsieur, ta livraison de matériel est arrivée. J'ai vérifié les containers. Tout est en ordre. Puis-je faire entrer les livreurs ?

Hide souffla. Ce qu'il avait commandé devait l'aider à concevoir un grand bâtiment et non dix petits. Rien ne s'était déroulé comme prévu et il allait devoir improviser.

– Oui, bien sûr.

Il récupéra son chausson toujours à l'extrémité de la pièce et se rendit dans l'entrée. Il ouvrit la porte à deux hommes poussant deux énormes caisses noires.

– Mais c'est bien trop gros. Je n'ai pas commandé tout ça !

– Je t'assure que si, lui répondit l'un d'eux. Ton vigile a vérifié avec le bordereau.

Hide voulait demander à son e-brain d'afficher sa commande pour qu'il puisse leur démontrer qu'il avait raison, mais à peine les containers avaient-ils franchi le seuil que les livreurs faisaient demi-tour dans l'allée.

– Non mais ! Hé ! Ho ! protesta-t-il de plus en plus fort sur le pallier.

Il considéra un instant les deux énormes caisses. Au moins, il y a de quoi faire dix maquettes là-dedans. Abandonnant les livreurs, il referma la porte et tira sur un couvercle. Celui-ci percuta brutalement son visage. Hide tomba à la renverse. Il se retourna sur le ventre et prit appui sur ses avant-bras. Deux jambes dans une combinaison noire entrèrent dans son champ de vision.

– Bonsoir Monsieur Gasparo, fit une voix de femme.

Un bruit sec retentit derrière lui. Le couvercle du deuxième container. Un homme le souleva pour le remettre debout. Alors qu'il allait crier à l'aide, une main ferma sa bouche. Il tenta de se débattre, mais il était maintenu dans un étau de bras robustes et décidés. Face à lui, la femme qui l'avait salué posa un doigt sur sa bouche pour lui intimer de se taire. Elle était intégralement vêtue de noir et portait une cagoule qui ne laissait voir que deux yeux sombres implacables. Des terroristes ! Des terroristes du MoRLI ! Il sont là ! Hide sentit ses jambes fléchir sous son poids. C'était bien plus qu'il ne pouvait en supporter. Pourtant il ne tomba pas. L'homme qui obturait sa bouche le portait comme s'il était une vulgaire poupée de chiffon. On le menait à son bureau.

Du calme. Ton e-brain va donner l'alerte. Non ! Ne te calme pas ! Ne ralentis pas ton rythme cardiaque. Cela sera d'autant plus alarmant. Peut-être que les rebelles espéraient obtenir de lui des informations avant que l'équipe d'intervention ne débarque. Il fallait jouer la montre. Gagner du temps.

L'homme installa Hide sur la chaise pendant que la femme menottait ses mains autour du dossier. Quand elle eut fini, elle mit un bandeau sur sa bouche. C'était un vulgaire bout de tissu qui avait un léger goût de moisi. S'ils voulaient le faire parler, pourquoi le bâillonner ?

– Enlève sa puce RFID, fit la femme. Moi, je regarde les fichiers de son ordinateur qui ne sont pas sur le réseau.

Hide sentit ses yeux se remplir de larmes. Il ne ressentait plus la peur pourtant. Ce qui l'agitait était au delà de ça. Il ne comprenait plus ce qu'il se passait. Tout cela n'avait pas le moindre sens. Il était à l'abri. C'était quelqu'un d'extraordinaire. Il ne méritait pas ça. Ce qui se déroulait devant ses yeux arrivait à un autre. Hide Gasparo avait disparu.

La femme était assise dans le fauteuil de l'architecte et pianotait sur le clavier virtuel. Il sentit quelque chose bouger sur son épaule. L'homme cagoulé tirait sur son gilet en laine pour le faire descendre jusqu'à son coude. Puis il sortit un couteau à lame rétractable d'une poche de son pantalon moulant et coupa la chemise de l'architecte. C'était sa chemise préférée : la bleu-gris avec des boutons crème assortis à la surpiqûre.

Fulgurante douleur. Elle rappela Hide à la réalité. On tailladait son épaule sans ménagement. Du sang pourpre coulait de la plaie, imbibant le coton et la laine blanche. Il criait de toutes ses forces mais seul un son étouffé s'échappait de son bâillon. Le goût de moisi devint plus fort. Il se teinta de rouille, puis de sang. Les commissures de ses lèvres s'étaient ouvertes.

– Je l'ai, lança l'homme à l'intention de sa compagne.

Il essuya le support de la puce RFID sur un pan intact du gilet pour le débarrasser du sang qui le maculait.

– Mets-le dans sa boîte, fit la femme en lui lançant un cube en plastique transparent.

Le terroriste y inséra le support et le relia à une espèce de composant électronique, puis il le posa délicatement à côté de l'ordinateur. Hide avait du mal à la quitter des yeux. Cette boîte devant son poste de travail, où une inconnue fouillait dans ses fichiers, son travail, sa vie.

Sa plaie à l'épaule le lança de nouveau. Il pivota sa tête comme il put et découvrit que l'homme était en train de recoudre la plaie. Lorsqu'il eut fini, il appliqua une pommade antiseptique et plaça un pansement.

– Et voilà !

Alors il contourna la chaise de Hide, s'assit sur le bureau et tapota l'épaule de la femme. L'affichage holo n'était pas activé. Manifestement, elle ne souhaitait pas faire participer l'architecte. L'homme fixa longuement Hide. Il lui fit un clin d'œil.

– Eh bien Monsieur Gasparo, nous allons passer un moment intéressant tous les trois. Je te conseille de te détendre. Ça va prendre encore pas mal de temps.

Hide sentit une goutte de sueur froide couler le long de son cou. Il avait mal partout. Au loin, il entendit la bouilloire siffler un énième rappel. L'infusion de passiflore… Il força sur ses liens et tourna son buste pour regarder son poignet gauche. Aucun affichage.

Son e-brain était éteint.




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