Célia Heinrich
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Une contre-utopie 2.0 par Célia Heinrich.
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30 mars 2015

Élément narratif
1er épisode sur La vieille


« Instinct de conservation


Dans la cuisine, les odeurs s'intriquaient pour former un patchwork olfactif singulièrement dérangeant. Les fruits mûrs rassemblés dans une coupe en verre fumé participaient activement au tableau, tout comme les oignons, ails et échalotes en gousse, pendus au plafond. Le mélange devait toutefois son incongruité et sa vigueur aux différentes concoctions de plantes préparées par la vieille. Elles décantaient et refroidissaient en transpirant de riches exhalaisons, dont le mariage retournait d'emblée l'estomac de n'importe quel individu sensible. Il n'était pas exagéré de dire que rares étaient les Canopolitains suffisamment téméraires pour se risquer dans l'officine. La vieille, quant à elle, ne semblait guère s'en soucier. Les heures passées à respirer cette profusion d'ingrédients odoriférants l'avaient immunisée contre l'écœurement. Au contraire, ces senteurs fourmillaient d'informations utiles, qu'elle isolait savamment pour mesurer la qualité de son travail. Ainsi, elle savait, par exemple, que la préparation de feuilles de mauve était plus concentrée que d'habitude, et qu'elle devrait prévoir, en conséquence, une plus grande quantité de farine de lin pour ses cataplasmes. Elle s'en chargerait plus tard. L'heure était à l'élaboration de comprimés digestifs.

À chaque coup de pilon, des effluves de bardane et de cardamome s'échappaient du mortier et masquaient, un temps, les autres notes de la pièce. Sur le plan de travail, la vieille avait empilé des pétales de rose séchés. Pour peu qu'on les manipule bien, ils constituaient d'excellents emballages pour les cachets. D'apparence anodine, ils étaient à la fois parfumés et biodégradables, voire comestibles. Un must pour la pharmacie clandestine. Une fois consommé, il n'y avait plus trace du remède. On ne pouvait inquiéter le patient. Et même si les pouvoirs des policiers étaient sans cesse renforcés, ce n'était pas demain la veille qu'on les autoriserait à faire des lavages d'estomac pour comparer leur contenu aux prescriptions médicales officielles. En ce qui concernait la production, les quantités stockées demeuraient faibles et souvent assimilables à des ingrédients de cuisine exotique. Le système était bien huilé. La vieille ne nourrissait aucune crainte.

La fenêtre ouverte laissait circuler et s'enrichir les arômes de la cuisine. De l'extérieur, elle perçut les odeurs distinctives des plantes au soleil. L'humidité remontait plus vite pour s'évaporer des feuilles, de l'écorce, de la mousse, emportant avec elle diverses molécules végétales. La vieille sourit. Il serait bientôt l'heure. Abandonnant son ouvrage, elle tira sa chaise en bois jusqu'à l'entrée. Elle ouvrit la porte, la bloqua avec son pied pour sortir le siège sur l'étroite terrasse qui longeait la maison en direction du jardin. Elle s'assit alors et patienta, les mains posées sur les cuisses, le visage levé vers la Canopée. Elle observait ce même rituel tous les matins, quand le soleil daignait lui accorder le privilège de sa fugace présence. De nombreux oiseaux chantaient alentours. C'était une magnifique journée. Le solstice était enfin passé, et comme elle, les animaux s'enthousiasmaient à l'idée du retour progressif des beaux jours.

La vieille attendit encore un instant, puis, elle sentit avec joie la douce chaleur des rayons du soleil sur sa peau. Cela ne durerait guère que deux minutes. Trois, si elle poussait sa chaise complètement contre la rambarde de la terrasse. À bien des égards, cette exposition était terriblement insuffisante. Néanmoins, à sa connaissance, sa maison était la seule des tréfonds à bénéficier, même brièvement, d'un ensoleillement quotidien. Elle avait beaucoup de chance.

Il n'en avait pas toujours été ainsi. Autrefois, sa maison et son jardin, comme toutes celles de la plate-forme, recevait un éclairage suffisant pour que le potager prospère sans artifice. La vieille avait été une des premières habitantes de Canopolis, et elle était sans doute l'une des plus âgées à présent. Rares étaient ceux qui souhaitaient demeurer dans la métropole après l'âge de la retraite. Canopolis ne dormait jamais. Tout changeait en permanence, et on y glorifiait la jeunesse. Quand ils étaient devenus trop vieux pour s'adapter, on remerciait les anciens en les envoyant dans des structures spécialisées, Aquacity et compagnie, où la vie y était plus adaptée à leurs besoins. Mais la vieille, elle, n'avait pas l'intention de quitter sa maison. Plutôt crever ! Elle était bien intégrée à son quartier des tréfonds. On recherchait, non seulement sa médecine, mais aussi sa compagnie et sa sagesse. Si on l'appelait la vieille, c'était par respect. Elle était la mémoire vivante de Canopolis, et de ce qui existait auparavant.

Quatre ans après l'inauguration de la métropole, elle s'était présentée au bureau du service d'immigration avec ses deux filles, une sous chaque bras, et on lui avait attribué ce logement, qu'elle n'avait quitté depuis. La vieille racontait volontiers son histoire à qui voulait l'entendre. Son auditoire s'était pourtant réduit avec le temps. Les choses avaient changé.

Elle était née bien après la pseudo-crise du cénozoïque mais, à cette époque, on souffrait encore terriblement des retombées de la catastrophe. Sa famille était originaire d'une des villes côtières englouties. Avant la crise, étrangement, la majorité des centres urbains et les capitales étaient situés au bord de l'eau, à peine quelques mètres au dessus du niveau de la mer. Quelle funeste erreur ! Quand la bête s'éveilla, dévoilant ses crocs meurtriers, que les cavaliers de l'apocalypse entamèrent leur course purificatrice, ou plus prosaïquement quand la ceinture de feu du Pacifique connut une activité sismique et volcanique sans précédent, ces cités furent dévastées par les raz de marée, puis noyées par les mers, qui dès lors n'avaient plus cessé de cannibaliser les continents. De ces anciennes cités, il ne resta que des ruines. Leurs habitants avaient rejoint d'autres villes retirées dans les terres, ou, et c'était le cas de sa famille, s'étaient installés non loin pour tenter de récupérer un maximum de matériaux de construction et d'objets laissés à l'abandon dans les villes englouties.

Parallèlement, dans un réflexe hérité d'ancêtres arboricoles, de nouvelles constructions avaient été démarrées en hauteur : au sommet de collines, sur des flancs de montagnes. Cette même pulsion avait fait naître l'excentrique Canopolis, poussant ainsi le complexe simiesque à son paroxysme. La ville surélevée avait été établie dans une zone devenue désertique par des activités humaines excessives. Pendant sa construction, on avait planté à toute vitesse une gigantesque forêt dont la canopée atteignit rapidement la hauteur des plates-formes de l'actuel tréfonds. Aussitôt, Canopolis était devenu le symbole du renouveau et de la correction des erreurs passées.

À cette époque, les survivants de la catastrophe étaient encore présents. On parlait du monde tel qu'il avait été, on regrettait ce qu'il était devenu. Depuis, ces hommes et ces femmes étaient morts, emportant dans la tombe leur traumatisme et leur vision pessimiste du monde. Les plaies avaient été pansées, et, dans la Nouvelle Union des Nations, la majorité des citoyens étaient nés dans les nouvelles villes, loin du vide sanitaire qu'avait connu la vieille dans sa prime jeunesse. On avait oublié. Surtout, on ne voulait se souvenir. Le monde était tel qu'il était, et c'était bien ainsi.

Absorbée par le fil de ses réminiscences, la vieille prit quelques secondes pour réaliser que quelque chose dans son environnement immédiat clochait. Les oiseaux s'étaient subitement tus. Une menace ? Pour eux ? Pour elle ? La vieille fouilla la poche droite de son gilet, à la recherche de son claquet. L'appareil positionné parfaitement à l'horizontale dans l'axe de son nez, elle l'actionna deux fois successivement. Puis, elle se déplaça sur la terrasse, pour lancer deux nouveaux clics depuis cette position.

Quand elle avait perdu la vue, les médecins l'avaient fortement encouragée à développer l'écholocation comme succédané de sens. Si elle n'avait pas été juste une anzarste de plus, peut-être auraient-ils réparé ses nerfs endommagés, ou lui auraient appris à utiliser différemment ses autres sens. Au lieu de cela, on l'avait remise sur pieds, offert un claquet et renvoyée dans les tréfonds aussi vite que possible. Peu importait. La vieille n'était pas le genre de femme à se plaindre. Elle n'avait jamais compté que sur sa propre force pour survivre aux différentes épreuves que la vie avait mises sur son chemin. Et sa cécité n'allait pas changer cela. Malgré son âge déjà avancé, elle avait consacré tout son temps, tous ses efforts à cet apprentissage. Quand bien même son cerveau avait été rendu moins plastique par l'ouvrage du temps, sa persévérance avait largement compensé sa déficience et, en quelques années, ses oreilles étaient devenues d'excellents yeux.

Près de sa maison, dans les arbres qui allongeaient leurs branches jusqu'à chatouiller la plate-forme, une grande et large silhouette se cramponnait silencieusement contre un tronc. Elle n'avait jamais été là auparavant. Ce n'était pas un animal. C'était bien trop gros. Mais il fallait que cela soit vivant pour suspendre le doux chant des oiseaux. Humain. Deux, probablement. En fuite. Ils quittent Canopolis par les arbres. C'est la meilleure option. Malheureusement la majorité des feuillages sont caducs. En cette saison, ils auront du mal à se dissimuler correctement.

– Bonjour, lança la vieille dans leur direction. Je ne vous veux aucun mal. Je ne vous vois même pas.

Elle désigna brièvement ses yeux de son index gauche. Sa main droite tenait toujours fermement le claquet.

– Je vous ai juste sentis.

La vieille savait que le moment n'était pas bien choisi pour entrer dans les détails et partager son expérience. Il fallait qu'ils comprennent qu'elle n'était pas une menace. Un animal pourchassé est dangereux. Il est capable de tout pour se protéger s'il se sent piégé.

La silhouette ne bougea pas, ne parla pas. La vieille ouvrit grand ses oreilles et décida que hormis les deux étrangers, aucun Canopolitain ne se trouvait à portée de voix. Elle traversa le jardin et se rapprocha de l'arbre.

– Je peux vous aider, fit-elle plus bas.

Toujours aucune réponse. Elle n'en espérait point.

– Par le passé, j'ai, moi aussi, eu des problèmes et été aidée par une main secourable. Je sais ce que c'est de se trouver à votre place. Alors voilà ce que je vais faire : je vais rentrer chez moi pour vous rapporter un petit quelque chose à grignoter, sans emballage, sans puce RFID. Il y a au nord-ouest d'ici une grotte où se sont cachés, un temps, des gens comme vous. C'était, on peut le dire ainsi, une petite ville refuge il y a quelques décennies. Je pense que c'est inoccupé maintenant. Il y a peut-être encore des tunnels ou de l'équipement. En tout cas, ça peut être une bonne cachette. C'est à une trentaine de kilomètres, si vous prenez par le nord, et à vingt degrés vers l'ouest. La végétation en dissimule l'entrée, mais si vous faites attention, vous la verrez probablement.

La vieille rangea son claquet dans sa poche et entreprit de tirer sa chaise avec elle sur le chemin de la porte d'entrée. Elle éprouvait beaucoup de sympathie pour ces étrangers. Le monde ne tournait plus rond. Bien souvent, ceux qui devaient fuir, ceux qui étaient condamnés par le système, étaient d'honnêtes gens avec de bonnes valeurs. Leur situation faisait d'eux des alliés naturels, car peu nombreux étaient ceux qui se dressaient pour défendre une idée. Qu'importe ce qu'elle fût. Canopolis était peuplée de moutons indolents, ce que la vieille n'avait jamais été. De plus, elle ne prenait guère de risque. Que reprocher à une octogénaire aveugle ?

À peine rentrée, la vieille se mit en quête de vivres et de fournitures utiles. Il fallait faire vite. Le jour était encore jeune, les habitants du quartier pour la plupart encore assoupis, mais cela ne durerait pas. Ici, les caméras étaient quasiment systématiquement hors service. Saleté d'écureuils ! Ils boulottent décidément le moindre câble qui dépasse et semblent préférer les tréfonds. Pas d'inquiétude de ce côté-là donc. Cependant, il fallait encore éviter d'agir en présence de témoins. Dans le coin, ne vivaient que des anzarstes. Pas vraiment le genre à balancer qui que ce soit. Mais prudence était mère de sûreté. Mieux valait qu'ils n'aient rien à dénoncer en cas d'enquête approfondie.

Dans son domicile, la vieille se déplaçait avec une aisance surnaturelle. Pas besoin de claquet. Elle mémorisait avec précision l'emplacement de chaque meuble, de chaque objet, de sorte que l'on n'aurait pu deviner son handicap en l'observant.

De quoi auront-ils besoin ? se demanda-t-elle. D'eau ! Cette simple évocation suffit à l'ébranler complètement. Tous les muscles de son corps se crispèrent. Ses yeux se mouillèrent de larmes. Stress post-traumatique. Ce n'est rien. Respire, respire. S'il y avait bien une chose que la vie lui avait apprise, c'était que l'eau potable était ce qu'il y avait de plus précieux au monde. Les idiots couraient après la richesse, la technologie, les plaisirs éphémères, ou n'importe quelle futilité. Mais, pour avoir vu ses proches mourir, les uns après les autres, de souches extrêmement virulentes de paludisme et de cryptosporidiose, la vieille connaissait la véritable valeur de cette denrée rudimentaire qu'était l'eau. Elle en emplit donc à ras bord une grande gourde souple. Toujours tremblante, elle rassembla un pain que lui avait donné Madame Nicolas en paiement, des pommes du jardin, deux mandarines qui venaient du marché noir, des gâteaux à la pâte de datte qu'elle avait cuits la veille. Elle hésita à y joindre quelques tranches d'anzar, avant de renoncer. Ils sont bien capables d'y fourrer des radio-identifiants. Pff !

Au fond d'une armoire, elle dénicha une couverture isothermique. Si les étrangers étaient malins, cela pourrait se révéler presque aussi vital que l'eau. En effet, le textile avait des propriétés très intéressantes. Outre qu'il conservait la chaleur tout en étant imperméable, il renvoyait également la quasi-totalité des rayonnements infrarouges. Combinée aux cachettes naturelles qu'offraient les feuillages de la forêt, elle devenait une cape d'invisibilité. Un atout inestimable. La vieille n'hésita pas longtemps.

Elle était prête à prendre le risque d'aider de mauvaises personnes, afin de ne pas laisser d'éventuels alliés dans la panade. D'une certaine façon, elle se sentait liée à leur sort. Leur route serait longue et difficile, mais elle voulait leur offrir une petite chance supplémentaire. La vieille était une femme pragmatique qui ne concédait pas un regard aux superstitions. Pourtant, même si la présence des ces étrangers à côté de son foyer n'était que pure coïncidence, elle pressentait que son devoir était de leur venir en aide. Elle ajouta finalement quelques cachets à l'assortiment et retourna à l'extérieur.

Quatre clics lui indiquèrent que la silhouette n'avait pas changé de place. Elle s'en approcha le plus possible avant de poser son paquet à même le sol.

– J'ai trouvé une couverture isothermique. Je n'en aurai plus l'utilité, je crois. Si on vous cherche effectivement, les agents à votre poursuite se serviront de détecteur infrarouge. Ça vous en cachera. J'ai ajouté quelques comprimés pour vous aider au besoin. Les gros sont des stimulants. Ils vous permettront de tenir la cadence. Les petits… comment dire… c'est juste au cas où on vous trouve. Si vous voulez partir au moment où vous le déciderez.

La voix de la vieille s'éteignit sur ces dernières paroles. Elle espérait de tout cœur qu'ils n'en auraient jamais besoin. Mais elle savait toutefois que les augures ne se révélaient que rarement aussi généreuses. Choisir leur mort serait alors tout ce qu'il leur resterait. À leur place, elle n'hésiterait pas. Une dernière bravade pour emmerder les connards d'en face.

Il était désormais temps de les abandonner. La vieille retourna, une fois encore, dans l'enceinte réconfortante de sa maison, et ferma les fenêtres pour isoler les étrangers, leur permettant ainsi de se déplacer à son insu.

Sa préparation de bardane et de cardamome l'attendait toujours. Elle cala le mortier sur le plan de travail. Malgré elle, elle repensa aux jours où elle avait eu faim, soif. Où elle avait eu peur. Avec les épices, elle écrasa le souvenir de ces jours cruels à grands coups de pilon. Canopolis avait toujours été son refuge. Il n'y avait rien à craindre désormais. Le monde ne tournait plus rond, certes, mais de l'eau pure coulait à flot du robinet et elle n'avait jamais manqué de rien. Pour le reste… et bien, elle se débrouillait.

Lorsque le mélange ne fut plus que poudre fine, la vieille en compacta de petites quantités entre ses doigts qu'elle enroba dans les pétales de rose avec l'adresse de l'acrobate répétant sans cesse un même unique numéro. Elle mit à profit les heures qui suivirent pour trier les herbes séchées et les ranger dans de petits sachets de soie. Le soleil atteignit son zénith alors qu'elle buvait paisiblement une infusion de lavande. La vieille ouvrit son réfrigérateur, sortit une quiche de pommes de terre à croûte d'anzarste qu'elle glissa dans son sac à dos. Elle rangea les cachets digestifs dans une petite poche, cachée dans la doublure, et quitta la maison. Dans sa main gauche, une canne pour assurer sa marche, dans la droite son claquet pour repérer les obstacles. Avant de partir, elle voulut confirmer son intuition.

Quatre clics. Les étrangers étaient partis. Le paquet avait lui aussi disparu. Bien. La vieille marcha de longues minutes en direction de l'ancienne brasserie de Madame Potiron. L'établissement avait depuis longtemps perdu son statut de restaurant : les riverains étaient pour la plupart des anzarstes et n'avaient donc pas les moyens de se payer ce genre de luxe. Madame Potiron avait réhabilité l'espace en salon. On venait discuter, échanger des produits, manger ensemble, et bien sûr on laissait à l'hôtesse de petits cadeaux pour la remercier de son hospitalité. De manière générale, les tréfonds fonctionnaient essentiellement sur le principe du troc. Produits et services échappaient ainsi à la fiscalité, au grand mécontentement des instances gouvernantes. Un marché parallèle prospérait donc, basé sur l'entraide, la confiance et la solidarité. Tout service devait être ponctuel, toute production de biens parcimonieuse, afin de passer entre les mailles du filet. Les descentes étaient fréquentes, mais les interpellations étaient rares. Tout du moins parmi les connaissances de la vieille. Elle s'entourait généralement de gens rusés, qui comprenaient et jouaient avec les règles tout en les respectant, plus ou moins…

Madame Potiron était assise à l'entrée, son gros chat ronronnant sur les genoux. La vieille n'avait pas même besoin de son claquet pour la percevoir. Son odeur, mélange de patchouli et d'urine de chat, sa respiration irrégulière, le bruit des aiguilles de son éternel tricot, la rendaient extrêmement reconnaissable.

– Ah bah te voilà enfin la vieille ! Viens donc t'asseoir ! Je t'ai mis des navets de côté, tu sais. Ils sont bons.

– Merci, répondit-elle en appuyant avec soulagement son dos contre la chaise moelleuse.

La vieille commença à actionner son claquet mais Madame Potiron répondit plus vite.

– C'est bon, il n'y a que des amis.

Sans plus d'hésitation, elle sortit les comprimés de son sac et les posa sur la table.

– Pour ton petit fils, expliqua-t-elle. Dis-lui d'en prendre trois fois par jour avec un grand verre d'eau. D'ici trois ou quatre jours, les papillons pourront à nouveau danser dans son estomac.

– Je te remercie. C'est de la quiche que je vois dans ton sac ?

Elle n'avait pas répondu, que déjà elle sentit Monsieur Mercier et Monsieur Li rejoindre leur table. Monsieur Mercier avait une patte folle et portait des pantalons larges dont le tissu crissait dans un frottement à chaque pas. Monsieur Li, quant à lui, était reconnaissable à son haleine mentholée qui ne cachait que partiellement ses aigreurs chroniques d'estomac.

– Quiche de pommes de terre à l'estragon et sa croûte d'anzarste, prononça la vieille avec emphase.

Monsieur Li et Monsieur Mercier lancèrent des sifflements aigus d'assentiment, pendant que Madame Potiron, son chat sur les talons, allait chercher quatre assiettes propres ainsi qu'un jeu de couverts.

– J'ai des rutabagas et des carottes bouillies pour accompagner, lança joyeusement Monsieur Li.

La vieille coupa la quiche en six parts – il fallait toujours compter les retardataires –, et laissa servir Madame Potiron. Monsieur Li se releva pour récupérer son tupperware de légumes.

Il y avait bien longtemps que ses filles ne lui rendaient plus visite, aussi la vieille considérait-elle les habitués du salon de Madame Potiron comme sa plus proche famille. Il y avait bien une de ses petites filles qui descendaient parfois jusqu'aux tréfonds pour discuter avec elle, mais il y avait un tel fossé entre leurs deux existences qu'il leur était difficile de vraiment se comprendre.

– Vous avez entendu la dernière ? demanda Monsieur Mercier entre deux bouchées. Ils ont arrêté des religieux en plein centre de Canopolis cette nuit.

– Ça ne m'étonne pas, cracha Madame Potiron. Ils ne trouvent pas le MoRLI alors ils coincent d'autres groupes pour donner l'impression de bosser. Si ça continue comme ça, ils vont faire tomber le cartel des sacs de billes.

– Ça s'trouve ils sont liés au MoRLI, proposa Monsieur Li.

– Alors voilà qui ne serait pas banal. Non, non. Ce n'est pas possible qu'il y ait collusion entre ces deux groupes. Ce serait contre nature.

La vieille écoutait les ragots en silence. Elle continuait de manger en conservant une attitude neutre. Cette histoire de coup de filet était très intéressante. Cela changeait des discussions traditionnelles sur le menu et les douleurs de dos. La vieille avait toujours été athée. Née et élevée par des matérialistes, elle ne comprenait pas vraiment ce qui poussait des individus à se mettre en danger de mort pour parler de chimères. Mais cela importait peu. Les amis de mes amis sont mes amis. Mais plus encore, les ennemis de mes ennemis font de bons amis.

Elle repensa aux deux étrangers en fuite dans la forêt. Le nez dans ses rutabagas, la vieille sourit.




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