Célia Heinrich
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Une contre-utopie 2.0 par Célia Heinrich.
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02 mars 2015

Élément narratif
2e épisode sur Wyatt


« Conflit d'intérêts »


– Comment procède-t-on ? demanda Lukas en réajustant sa casquette.

Wyatt étudia un moment la zone. La maison individuelle était étroite mais comportait un étage. Des matériaux bon marché, une architecture hésitant entre Renouveau et pragmatisme plus moderne. À vue de nez, il estima sa date de construction aux alentours de 20-25. Parfois ce genre d'habitation possédait une seconde entrée sur la façade postérieure. Un accès direct vers un petit jardin, une baie vitrée pour laisser entrer les rares rayons du Soleil. Une porte pour fuir en cas de besoin… À l'intérieur, seule une pièce était éclairée. Probablement le salon. Il n'y avait aucun signe d'agitation. Charles Faure n'avait pas conscience de leur présence.

– Reste là, chuchota Wyatt. Je vais faire le tour pour voir s'il n'y a rien derrière.

– OK. Dépêche. J'ai hâte de passer à l'action.

Une sente longée de buis touffu séparait la cible de la maison voisine. Il l'emprunta et découvrit, à son extrémité, un restant de plate-forme trop effilé pour pouvoir y planter un jardin. À la place, entre le mur et la rambarde, un terre-plein de deux mètres de large était couvert de pots et d'une mini-serre. Le potager personnel de Charles Faure. Au-delà, la forêt reprenait ses droits. Un orme colosse se dressait à moins d'une longueur d'homme. Une de ses branches pointait dangereusement vers la maison. Elle aurait dû être élaguée depuis longtemps. Tout en notant le détail dans son rapport, Wyatt continua d'inspecter le périmètre. Il n'y avait ni porte dérobée, ni chemin par lequel s'enfuir au cas où il aurait la mauvaise idée de passer par la fenêtre. Le suspect ne pouvait s'évader.

– Tout est bon, Reed. On peut y aller.

Comme le grand gamin qu'il était, Lukas fit un large sourire et gravit avec entrain les deux marches du perron. Il frappa trois coups secs. Wyatt n'avait pas besoin de l'interroger pour savoir qu'il n'attendait qu'une chose. Une seule. Il souhaitait que le suspect ne réponde pas, qu'il refuse d'ouvrir la porte, afin de n'avoir d'autre choix que de la défoncer.

– C'est la police. Ouvre ! compléta Wyatt.

– C'est bon, j'arrive, répondit une voix étouffée derrière le mur.

L'espoir avide qui illuminait le visage de Lukas disparut tout net. Il redevint un policier en mission sur le terrain. Blasé. Leurs interventions ne se déroulaient jamais comme dans les films, et pourtant, à chaque fois, il s'y préparait. Lukas fonctionnait à l'adrénaline, Wyatt lui préférait l'élucidation, le détricotage du mystère, et ce même s'il souhaitait rejoindre les forces spéciales. Son enquête idéale se déroulait ainsi : grâce à son travail acharné et son instinct de détective, il trouvait une piste le menant sur un gros coup ; ils (Lukas, lui, et le reste de leur escouade) se rendaient sur place pour une arrestation musclée ; Lukas passait devant, défonçait la porte et menait l'assaut ; lui le couvrait ; menottés, les suspects s'entassaient dans la boule fourgon alors qu'ils rentraient au bercail.

Dans un léger grincement, le montant s'entrouvrit et un homme brun, les cheveux gominés ramenés en arrière, les scruta de ses yeux couleur tempête.

– Tu es bien Charles Faure ? questionna pour la forme Lukas tandis que son lecteur RFID pointait vers le suspect.

– Oui. Et c'est pour ?

– Nous avons reçu un appel te concernant. En vertu des pouvoirs spéciaux accordés à la police en cas de…

– …vigilance orange. Oui, je sais, je sais. Entrez, fit Charles en levant les yeux au ciel.

Il n'était pas même surpris. Depuis le déclenchement du dispositif, l'appel à témoins avait reçu un nombre démesuré de dépositions systématiquement mises en défaut par les enquêtes policières. La presse relatait quotidiennement le compte-rendu de cette chasse au dahu, s'amusant des moyens engagés pour ce piètre résultat.

Lukas, après l'avoir fouillé, lui désigna une chaise en osier où s'asseoir pour l'interrogatoire. Il prit place face à lui et posa ses avant-bras assez loin sur la table en verre. Ainsi, il était incliné dans sa direction, affectant une attitude scrutatrice, intrusive, qui poussait d'ordinaire les individus dans leurs retranchements. Wyatt inspecta les différentes pièces du rez-de-chaussée à la recherche d'un élément suspect, d'un faux tiroir, d'une cachette dissimulée. Bien qu'il laissât Lukas à sa tchatche, il suivit attentivement le fil des questions et des réponses pour l'aiguiller dans son exploration.

– C'est ma voisine, c'est elle qui vous a rencardés, n'est-ce pas ?

– Je ne saurais te dire, mentit Lukas. Les appels sont traités au central, on nous envoie simplement vérifier. De toute façon, l'identité des lanceurs d'alerte est maintenue secrète.

– Ça ne peut venir que d'elle. Mais quelle connasse ! J'hallucine !

– Surveille ton langage, Charles. Je te rappelle que tu es suspect ici, et que tu t'adresses à des policiers de surcroît.

– Bah à un moment, il faut bien appeler un chat, un chat.

L'homme semblait avoir l'esprit tranquille. Certes, son attitude affichait très clairement son énervement face à la situation, mais, pour autant, il ne présentait aucun signe, aucun trait, propre au sentiment de menace. À sa place, le Canopolitain lambda réagissait nettement moins bien. La culpabilité naissait parfois de peu. Quelques particuliers avaient, depuis le début des fouilles, été condamnés à des peines légères pour possession ou recel d'objet de contrebande. Mais le viol de la loi n'était pas la seule origine de l'inquiétude des personnes interrogées. Certaines, blanches comme une oie, tremblaient sans raison apparente à l'approche des policiers. Lukas et Wyatt, dans leur uniforme kaki, constituaient une forme de miroir. Et en leur présence, le commun devait ainsi faire face à ses erreurs, à ses regrets, à sa lâcheté. L'expérience de Wyatt le lui avait appris : personne n'avait l'esprit tranquille.

Pour lui, il n'y avait donc que deux explications à la décontraction de Charles. Soit il se savait irréprochable, soit il avait été entraîné à gérer ce genre de pression. Il était davantage probable que la première hypothèse fût la bonne. Toutefois, l'enquête sur le MoRLI, leur traque à travers la ville, sans oublier leur carrière, bien sûr, connaîtrait un tel bond dans le cas contraire, qu'il prolongerait l'investigation au maximum pour être sûr de ne pas passer à côté d'une telle aubaine.

– On nous a reporté des allées et venues suspectes à ton domicile. Toi-même serais enclin à rentrer au milieu de la nuit depuis quelques temps. Tu confirmes ?

– Personne ne vient chez moi. Je n'ai pas de visiteur suspect, ça je vous le garantis.

Au peu de soin apporté au rangement et à la décoration, Wyatt ne doutait pas véritablement de la version de Charles. La maison était relativement propre, les déchets dans les containers appropriés. Toutefois, les repas individuels stockés et consommés, les vêtements masculins laissés ça et là dans les pièces communes, le nombre et le choix des produits d'hygiène… Tout indiquait que l'homme vivait seul, en célibataire et n'avait pas l'habitude de recevoir.

– Moi, je vais vous dire pourquoi vous êtes là, se défendit-il. C'est parce ma charmante voisine me déteste. Elle m'a accusé de lui voler ses colis. Pour se venger, elle a même saccagé mes pieds de tomates. Je suis sûr que c'est elle. Donc, vous pouvez faire le tour de mon chez moi, vérifier que je n'ai pas ces fichus bibelots ou je ne sais quelles conneries qu'elle collectionne. Et après, on aura fini.

– Si nous sommes venus, expliqua calmement Lukas, c'est qu'il y avait d'autres éléments concordants. Tu t'imagines bien qu'on fait le tri. On reçoit des appels qui ressemblent effectivement à des règlements de compte, des guéguerres de voisinage ; ceux-la, on les met en bas de la liste.

– Ah ?

L'expression de Charles Faure changea brusquement. Il était surpris. Il ne s'attendait visiblement pas à ce que les policiers aient autre chose contre lui. Ça étaye la thèse de l'innocence. Mais voyons quand même comment il répond.

– Donc dans ton cas, ce qui nous a mis la puce à l'oreille, c'est que tu éteins effectivement ton e-brain en fin de soirée, avant de rentrer chez toi au milieu de la nuit.

Charles rit. Il étira ses bras vers l'arrière de son corps, détendit ses épaules, avant de replacer ses mains sur la table. Il était manifestement soulagé. Ce n'est pas ce soir que l'on fera notre gros coup. Wyatt déplaça sans conviction une enchevêtrement de câbles d'ordinateur pour voir si rien n'était dissimulé sous ce désordre potentiellement trompeur.

– Alors, dis-moi Charles. Qu'est-ce que ça cache ? Tu es quelqu'un de bien intégré. Tu as un travail. Pourquoi t'amuses-tu à flinguer ta convenance comme ça ? Tu comprends qu'on trouve ça louche, nous autres.

– Je peux vous expliquer. Mais avant, j'ai besoin de savoir. Votre rapport, il n'est pas public, pas vrai ?

– Non. Sauf si on se rend compte que tu es un terroriste. Là tu peux t'attendre à faire la une !

– Ce n'est pas du tout ce que vous croyez. J'ai une aventure avec la femme de mon patron. Alors si j'éteins mon e-brain, c'est pour éviter qu'il nous grille en matant ma fiche publique.

Lukas se tourna vers son collègue.

– La géoloc' se fait pas quand l'e-brain est éteint ?

– Oui et non, expliqua Wyatt. Elle se fait bien, vu que ça dépend de la puce RFID, mais les données collectées ne sont mises sur la fiche publique que si l'e-brain est allumé. Quand tu l'allumes, en gros, c'est que tu donnes ton accord tacite pour communiquer tes infos. C'est l'attitude convenable à adopter. Rares sont ceux qui souhaitent s'y soustraire. Ça coûte cher, sans parler du fait qu'en ce moment, c'est assez suspect.

Wyatt regarda Charles avec insistance. Peut-être comprendrait-il le message.

– OK, poursuivit Lukas. Donne-nous le nom de la dame pour qu'on vérifie ton histoire.

– Winona Aanzhenii.

Charles glissa son index droit dans la paume de sa main gauche, sans regarder les policiers. Il patientait. Wyatt consulta son e-brain. Il vérifia, comme Lukas, l'alibi du suspect, en gardant cependant un œil sur ses constantes physiologiques. Son niveau de stress, qui avait marqué un pic lorsque Lukas lui avait annoncé qu'ils possédaient un second élément à charge contre lui, avait considérablement diminué. Toutefois, il demeurait bien au dessus des taux normaux. L'organisme met un certain temps à se remettre d'un événement traumatique boostant l'adrénaline et enclenchant des mesures biologiques de défense. Mais là, il y a une persistance nette. Charles croit que sa liaison va être éventée. Il n'a pas confiance.

Wyatt sentit le besoin de le rassurer. En partie parce que son rôle n'était pas de mettre à jour les liaisons adultères de la métropole, mais surtout pour voir l'effet que cela aurait. Une forme d'expérience en somme. Si les taux baissaient, cela prouverait qu'il avait correctement identifié le foyer anxiogène et que Charles n'appartenait pas au MoRLI. De plus, même s'il savait Lukas plus charismatique, Wyatt voulait éprouver son aptitude à convaincre, à rassurer.

– Ne t'inquiète pas, fit-il de son ton le plus aimable. Si tes dires sont confirmés par les données, nous n'avons aucune raison de contacter Winona, et encore moins son mari.

Charles hocha la tête avec un sourire poli. Son bilan vital n'évolua pas. Pff…

– OK. Ça colle, trancha Lukas. Mais il y a quand même quelque chose que je ne comprends pas. Pourquoi vous rencontriez-vous à des endroits différents à chaque fois ?

– Oh ! c'est simple. Winona est agent immobilier. On se retrouve dans les maisons qu'elle vend, enfin celles qui sont déjà vides. Comme ça, il n'y a rien d'anormal sur sa fiche perso. Elle garde son e-brain allumé. Il n'y a que moi qui l'éteins.

Wyatt parcourut rapidement les données publiques de Winona, les croisa avec les informations des propriétés gérées par son agence afin de confirmer la validité de la défense de Charles. Bon bah voilà. Affaire classée…

– Dis-moi, elle doit valoir le coup, Winona, pour flinguer ta convenance comme ça, lança Lukas dans un clin œil.

– Oh ça oui !

Lukas se mit à rire, et, se sentant compris, Charles partagea son hilarité.

– OK. Ça me paraît bon, coupa Wyatt. On va devoir faire un tour en haut. C'est la procédure. S'il n'y a effectivement rien, on pourra clore le dossier.

Avant de suivre Wyatt à l'étage, Lukas s'approcha de Charles.

– Si je peux juste te donner un conseil, essaye de trouver un autre arrangement, préconisa-t-il avec son affabilité naturelle. Parker et moi, nous avons vu pas mal de gens plonger pour des histoires bêtes. Ta convenance, c'est important. C'est quelque chose qu'il faut préserver. Tu peux me croire ! C'est en partie à cause de ça que nous avons pris en compte cette dénonciation. Ton comportement ne nous apparaissait pas comme fiable, comme normal. Tu vois ce que je veux dire ? Pense à ton futur. Bon maintenant, comme Parker l'a dit, on finit notre inspection et après ta vie reprendra son cours. Mais fais-moi plaisir et réfléchis un peu à ce que je t'ai dit. Si ça se trouve, ce soir, c'était ta chance. Comme une sorte d'alarme, une leçon dont tu avais sans doute besoin.

Wyatt consulta son e-brain. Le niveau de stress de Charles avait retrouvé son taux normal. Putain !

Assis dans la boule, les policiers attendaient les ordres du central. Depuis que la vigilance jaune avait été établie, et davantage encore depuis le passage au niveau orange, ils passaient la quasi-totalité de leur service sur le terrain. Même s'ils n'avaient pas d'affectation immédiate, Wyatt savait qu'il était inutile de rejoindre le commissariat. Mieux valait patienter sur les lieux de la dernière enquête plutôt que de faire des allers-retours incessants.

Lukas mangeait une barre énergétique en faisant défiler des écrans en holo.

– Qu'est-ce que tu regardes ? demanda Wyatt, curieux.

– Les photos de la meuf de Charles, Winona. Je le comprends mieux tout à coup le lascar. Vise-moi ça.

– Mouais. Je vois pas ce que ça change. Faut être sacrément con pour risquer sa convenance, se retrouver à racler la merde des tréfonds pour une simple histoire de cul !

– Je n'ai pas dit qu'il avait raison. Ça fait combien de temps qu'on est partenaires ? Tu me connais depuis le temps, je suis un mec raisonnable. Jamais je ne ferais un truc pareil. Je dis juste que je comprends. C'est tout.

Voilà ce qui différenciait les deux hommes. Malgré ses efforts, sa compréhension du comportement humain, Wyatt ne parvenait pas à se figurer comment, ni même pourquoi, des Canopolitains risquaient leur convenance et leur mode de vie en défiant le système. Les choses étaient claires, elles fonctionnaient bien. Pourquoi diantre tout foutre en l'air ?

Il était peut-être bien là le secret de Lukas : s'il communiquait plus facilement avec les civils, c'est parce qu'il les comprenait à un niveau plus profond, plus viscéral que Wyatt. Lui se bornait à une vision analytique, plus froide, plus distante, des agissements des suspects.

– Reed, Parker ? Ici le central, vous me recevez ?

– Ouaip. On t'écoute.

– J'ai une nouvelle affectation pour vous.

– Ah cool, ironisa Lukas. Encore le tuyau du siècle. Ça sera quoi cette fois ? Un mari qui suspecte sa femme d'être une sorcière ? Un employé qui croit que son patron refuse de l'augmenter car il détourne de l'argent pour financer le MoRLI ?

– La ferme Reed ! Si tu crois que ça m'amuse plus que toi de gérer cette merde… J'ai pas mérité tes sarcasmes. En plus ce ce que j'ai ça va vous plaire. Du solide pour changer.

Le sourire de gamin de Lukas refit son apparition. Wyatt ressentit également un sursaut d'excitation.

– Bien joué ! lança-t-il. Tu as toute notre attention. Vas-y, crache le morceau.

– Rassemblement religieux. On a évalué que le groupe devait compter une dizaine, peut-être une vingtaine de personnes. Le dispositif de réponse comprend le déploiement de dix agents. Une boule avec un premier groupe passe vous prendre. La vôtre va rentrer en auto au poste. Donc sortez pour dégager la voie. Ils seront là dans deux minutes.

– Bien reçu !

Wyatt était aux anges. Il n'était ni le responsable de l'opération, ni l'enquêteur à l'origine du coup de filet, mais cela restait néanmoins la mission la plus alléchante qu'il ait eu à accomplir depuis des semaines. En dépit de ses espérances, l'attentat du MoRLI avait eu pour effet de les détourner des affaires traditionnelles au profit de vagues affectations de sécurité, de repérage ou, comme ce soir, d'hypothétiques pêches au terroriste.

Une boule fourgon arriva, comme prévu, à peine Wyatt et Lukas sortis du tube. Quatre policiers étaient assis sur des bancs en vis-à-vis. Derrière eux, une grille délimitait l'espace affecté aux prévenus. Il pouvait contenir dix, peut-être quatorze personnes en tassant bien. Les banquettes au revêtement noir de mauvaise facture étaient identiques à celles des gardiens, hormis les menottes qui y étaient vissées et les chaînes parcourant le plancher de part en part. Il y régnait cette même atmosphère baignée de sueur et de testostérone qui accompagnait toute arrestation importante. Qu'il s'agisse du démantèlement d'une branche entière de contrebande, ou d'un réseau de trafic d'identité virtuelle, on pouvait toujours déterminer l'importance de l'opération à l'odeur du fourgon. Et là, ça sent le coup majeur ! La contagion était inévitable. Lukas et Wyatt furent immédiatement transportés par l'énergie, la vigueur, l'enthousiasme collectifs. Néanmoins, il ne fallait rien laisser paraître. Ils devaient rester dignes, virils, ne pas se comporter comme la bleusaille remuant la queue dès qu'on leur agitait une jolie baballe devant les yeux. Feignant l'impassibilité, ils rejoignirent les policiers en silence.

– Capitaine Grolls, fit le plus haut gradé. C'moi qui dirige l'opération. J'vais vous faire le topo. Y a un premier groupe de quatre hommes qui d'vrait arriver un peu 'vant nous sur la plate-forme. I' vont bloquer le périmètre, commencer l'repérage en nous attendant. La cible est une discothèque échangiste du centre. Nous six, on entre, on s'faufile dans la foule, et on s'dirige vers le rond rouge indiqué sur le plan qu'j'ai envoyé sur vos e-brain. Voyez ? Dans c'te première phase, il faut juste être rapide, et éviter de déclencher un mouvement d'foule. Ça arrive. Bon ! Arrivés au repère, on descend les escaliers, et c'est là qu'on s'déploie pour encadrer les extrémistes. On les menotte, on les remonte, en dix minutes c'est torché. Ah oui. Une dernière chose. I' faut repérer le chef. On l'embarque pas au même endroit.

– Pourquoi cela ? demanda Lukas, curieux.

– En termes d'classification d'la gravité du crime, récita Grolls, être l'instigateur de c'type d'mouvement va bien au-d'là du châtiment associé à ceux dont l'rôle est limité à la simple participation.

– Quel est le châtiment ? Désolé, c'est mon premier regroupement religieux.

– Y a pas de mal, petit. Ça fait effectivement longtemps qu'on n'en a pas eu. Pour le chef, en tant qu'ennemi d'l'état de facto, il s'agit d'la peine capitale. Les autres s'ront jugés au cas par cas.

Wyatt examina longuement la carte pour la mémoriser. La disposition était assez simple. Une immense salle sans obstacle qui débouchait sur une backroom en sous-sol. La seule difficulté viendrait du grouillement de danseurs sur la piste. Il ne fallait y perdre ni sa vitesse ni son orientation en circonvolutions.

La boule fourgon avançait grand train. Il avait l'impression que son allure était accordée avec son flux sanguin. Son cœur battait la chamade. Ses veines étaient emplies d'une lave bouillonnante. Aux dires de Grolls, l'opération était une simple formalité. Mais Wyatt y voyait une occasion de se faire remarquer. Peut-être y aurait-il plus d'action qu'escompté. Le cas échéant, il devrait se montrer précis, efficace, fiable. Grolls avait l'air rompu à ce genre d'exercices. Il était peut-être lié d'une façon ou d'une autre aux forces d'intervention, et il donnerait cher pour une recommandation. Très cher.

Calé sur la banquette opposée, Lukas faisait craquer la jointure de ses doigts. Lorsqu'il sentit le regard de Wyatt, il leva la tête et lui décocha un clin d'œil complice. Comme toujours, son attitude respirait la confiance. Comme toujours, Wyatt enviait son flegme. Il enfila son gilet pare-balle, mais garda son casque à la main. Il le mettrait en sortant.

La boule se gara avec brutalité. Une épaule percuta violemment ses côtes, lui coupant le souffle. Il ne reprocha rien à son voisin. Rester digne, inébranlable.

– S'cusez les gars, se dédouana Grolls. J'avais mis la vitesse à fond.

Sans attendre une seconde de plus, les six policiers se levèrent comme un seul homme et quittèrent le véhicule. Au trot, ils laissèrent derrière eux la zone de stationnement et parcoururent les deux cents mètres qui la séparaient de la discothèque. Le capitaine Grolls marchait en tête, les autres policiers suivaient en formation rapprochée. Avant même d'être à portée de voix, Grolls fit plusieurs gestes circulaires en direction du lieutenant qui gérait le périmètre. Ce dernier lui répondit promptement en hochant la tête et levant son pouce. La brigade sur place avait agi avec diligence. Preuve d'une mécanique bien huilée. À présent, il fallait faire aussi bien. Mieux même. La tension qui ceignait Wyatt augmenta d'un cran.

– Bon ok, cria Grolls à sa suite. On est bon. Vous vous rapp'lez de tout ? On fonce, on trouve la cible et on encercle. Go !

Le vigile, au parfum, ouvrit la porte en grand dès qu'ils approchèrent. Certains civils reculèrent d'instinct, d'autres, enivrés par la musique ou l'alcool, s'attardaient obstinément sur la piste de danse. Sans ménagement, Grolls se fraya un chemin en jouant des coudes. Wyatt l'imita pour rester sur ses talons. Dans la moiteur poisse du club, son équipement pesant le faisait transpirer à grosses gouttes, son casque réverbérait la musique assourdissante. Peu importait. Son système limbique avait reçu ses ordres, il était en mode attaque. Une force en mouvement que n'arrêterait que l'accomplissement des objectifs.

Ils descendirent les escaliers menant à la cible. Grolls essaya la poignée : c'était ouvert. Il se retourna pour vérifier que son escouade était au complet puis donna un coup de pied dans le battant. Dans un fracas, il cogna contre le mur attenant et resta accroché de justesse par le bloc-porte magnétique. À présent la voie était libre. Wyatt courait au côté de Lukas dans un long corridor incurvé. Les extrémistes étaient rassemblés dans une salle ovoïdale. Ils les observaient, immobiles, inquiets. Wyatt fut frappé par leur apparence. Ils étaient en tout point identiques aux civils à l'étage. Rien à voir avec l'image qu'il s'était forgée en écoutant le briefing de Grolls. Toutefois, il n'y avait pas d'erreur. Ces gens étaient coupables. C'était écrit en lettres capitales sur leurs mines empruntées. Surtout, ils étaient bien trop habillés pour être crédibles dans ce baisodrome.

Les policiers, sans cesser de leur faire face, se mirent en formation d'encerclement en faisant des pas de côté. Wyatt suivit le mouvement pour se placer correctement dans le demi-cercle ainsi constitué. Lukas, à sa droite, pointa arme et lecteur RFID sur les suspects. Immédiatement, il l'imita.

– Nous sommes la police, articula Grolls. Veuillez mettre vos mains en évidence pendant la durée des opérations.

Des bras se levèrent, tremblants. Le groupe ne semblait pas vouloir résister à l'arrestation. Tant mieux. Ou pas… Comment s'illustrer si tout était réglé comme du papier à musique ?

Une femme d'âge mûr s'avança vers Grolls. Charisme naturel. Elle avait de longs cheveux bruns et bouclés, des yeux verts en amande où luisait l'intelligence. Le chef du groupuscule s'était trahi sans qu'on l'y convie. Wyatt scanna à distance sa puce RFID afin d'y enregistrer son identité. Carmen Rojas. Ravi de te rencontrer, Carmen, mais je suis dans le regret de t'annoncer que malheureusement tu ne passeras pas la nuit. Enfin, tout dépendait des preuves accumulées. Au vu de la certitude montrée jusque-là par le central et par Grolls notamment, il ne doutait pas que le dossier constitué fût déjà bien épais. Wyatt compta dix-sept personnes dans le groupe. Peut-être y avait-il un policier en couverture dans le lot. Cela restait toutefois un nombre trop important pour les faire passer tous dans une seule boule fourgon. Il faudrait un troisième véhicule pour conduire Carmen au tribunal des affaires exceptionnelles.

– Mais que nous voulez-vous ? lança-t-elle sur un ton faussement innocent.

Pense-elle vraiment s'en sortir ou essaye-t-elle vainement de gagner du temps ? Encore et toujours ce même couplet du coupable qui feint l'innocence quand tout l'accable. Wyatt laissa échapper un soupir.

– Nous savons ce que vous faites ici, aboya le capitaine. C'est un groupement religieux illicite. Vous s'rez tous jugés pour vot' crime.

Nouvelle vague d'agitation dans les rangs extrémistes. Agitation sur la droite également. Wyatt se tourna vers Lukas tout en gardant les fanatiques en joue. Son partenaire, lui, avait baissé son arme et s'avançait vers la femme. Mais qu'est-ce qu'il fout ce con ? C'est pas le moment pour une de tes blagues fumeuses, Reed ! Bordel ! Ce genre de prise, ça peut jouer sur nos carrières. Me fais pas ça !

Lukas se montra indifférent aux appels silencieux de Wyatt. Il ne le regardait pas, il ne pouvait voir l'expression de colère qui déformait le visage de son ami et collègue. Il progressait comme en transe, un pas hésitant après l'autre. Elle l'a hypnotisé ou quoi ?

– Non ! fit-elle la voix brisée. Pas toi. Pas toi…

Torpeur générale.

– Reed ! Reed ! appela Wyatt. Qu'est-ce qu'il y a ?

Lukas restait muet, insensible aux appels de ses collègues. Carmen le toisait. Son trouble s'était dissipé en un souffle. Elle avait retrouvé sa prestance, son calme olympiens. Wyatt n'y comprenait rien. Ce n'était définitivement pas une plaisanterie. Une nouvelle intrigue s'était tissée au milieu de l'arrestation sans que ni les policiers, ni les extrémistes en saisissent les implications. Une seule chose s'avérait limpide : la chance à laquelle Wyatt aspirait tant venait de lui filer entre les doigts, probablement à jamais. Les policiers fonctionnaient par paire. Parker et Reed, Reed et Parker. En se grillant d'une manière aussi ostensible qu'incompréhensible, Lukas les avait complètement décrédibilisés.

Profitant de la stupeur que son attitude avait fait naître dans ses propres rangs, Lukas attrapa la femme par le bras et se mit à courir vers le corridor. Caché dans l'angle, il ouvrit le feu pour démarquer une zone de barrage. La déflagration remit la machine en marche. Deux policiers firent signe aux religieux de se mettre à terre pendant qu'un second groupe se précipitait vers la sortie.

Wyatt percuta. Ces yeux verts perçants, cette peau dorée, ce même charme naturel. Il avait lu son nom pourtant. Rojas. Mais Lukas portait celui de son père… C'est sa mère. Putain, c'est sa mère !

Ses pieds prirent la décision de poursuivre son partenaire. Il dépassa les agents en position à l'entrée de la salle, croisa le regard de Grolls. En signe d'approbation, le capitaine hocha la tête et invita d'un geste un autre homme de l'escouade à l'imiter. Une bonne initiative. Pour le prendre en tenaille, il fallait être au moins deux. Toutefois, il ne fallait pas trop diminuer les forces de l'équipe restante. La fuite de leur chef pouvait donner de drôles d'idées aux fidèles. Grolls pianota sur son e-brain pour ouvrir un canal de communication.

– Hé là-haut, vous m'entendez ?

– Oui capitaine. Ici, rien à signaler.

– Ça n' va pas durer. J'ai un policier en fuite avec une extrémiste. Vous m' les arrêtez ! C'est bien compris ? Le gus est armé alors, faites gaffe. Mais qu'ça soit bien clair. I' va nul'part c'salopard !

– Compris.

Lorsque Wyatt rejoignit le couloir, Lukas avait déjà atteint l'étage supérieur. Chier ! Il courut, courut comme jamais il ne l'avait fait auparavant. Sur la piste de danse, un sillage restait dessiné avec clarté. Choqués, les civils n'osaient remettre le pied sur le chemin emprunté par un flic en cavale. Malgré la musique, Wyatt entendit le son distinctif des tirs à l'extérieur de l'établissement. Putain, Reed ! Tu aggraves ton cas. Arrête, bordel !

Les badauds hurlaient et se bousculaient en tentant de s'éloigner des policiers. Un comble ! Au sol, deux corps en uniforme kaki. Pas de sang, bas de blessure apparente. C'est bien. Au moins, il a choisit son arme paralysante. D'instinct, Wyatt se dirigea dans la direction opposée au tube. Lukas connaissait bien le réseau, il savait d'où viendraient les renforts. Un troisième policier à terre corrobora son intuition.

Il suivit la plate-forme jusqu'à un croisement. À droite, il aperçut, à moins d'une dizaine de mètres, Lukas progresser rapidement. Son bras entourait la tête de Carmen comme pour la protéger. Wyatt pointa son arme paralysante sur son partenaire. Il hésita. Lukas avait commit un acte de trahison. Il avait aidé une criminelle à s'échapper, avait tiré sur des policiers. Il serait exécuté avant l'aube. La violence de cette prise de conscience le figea sur place. À cet instant précis, Lukas se retourna. Trop tard…

– Je suis vraiment désolé, Parker.

Le coup partit. Wyatt sentit une vive douleur déchirer son épaule droite. Subitement son corps s'appesantit. Les sons lui parvinrent ouatés. Les lumières devinrent plus brillantes tandis qu'elles se brouillaient.

Ses genoux s'ankylosèrent : il s'écroula. Il perçut le bruit que fit son crâne en percutant les planches en bois qui composaient le sol de la plate-forme, et il perdit connaissance.




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