Célia Heinrich
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Une contre-utopie 2.0 par Célia Heinrich.
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25 août 2014

Élément narratif
1er épisode sur Hope


« Espoir déchu »


Le sourcil froncé, un doigt pour tendre la peau du front, Hope épila un dernier poil avant de ranger la pince dans son vanity mauve matelassé. Ces instants étaient précieux. Dans moins d'une heure, elle devrait partager une loge commune avec toutes les autres concurrentes. Stress, bousculades, regards en coin… Mieux valait peaufiner les derniers détails dans l'intimité de sa chambre d'hôtel.

Tout en attrapant d'une main distraite un tube de gel anti-cernes tonifiant, Hope contempla son reflet dans le miroir. Elle ne trouvait là ni sujet de satisfaction ni déplaisir. Son physique était un outil qu'elle savait utiliser et perfectionner. Sur son doigt, le gel formait un amas translucide vaguement rosé, au toucher désagréable et froid. Elle l'appliqua autour de ses yeux en réprimant un frisson. Elle soupira, se reprit aussitôt, et sourit à son image.

Elle était vraiment très belle. Même sans maquillage, même sans tous ces soins. Elle n'avait qu'à sourire, cligner des yeux pour qu'on cède à toutes ses requêtes. Ses longs cheveux blonds ondulaient sur ses épaules. Dans la lumière de la coiffeuse, ils semblaient constitués d'autant de fils d'or fin. Ses traits étaient délicats, sa silhouette gracile. Mais la magie du charme de Hope résidait dans ses immenses yeux bleus. Ils n'étaient pas clairs et froids comme l'acier. Ils n'étaient pas foncés et profonds comme le ciel nocturne de la Canopée. Non, ses yeux avaient la couleur des mers du sud, très expressifs et chaleureux. Il était difficile de rivaliser avec elle. Tant pis pour les autres filles, le titre de Miss Canopolis est à moi !

– Hope ! l'interpella son e-brain. Tu m'avais demandé de te prévenir. Il ne reste plus que vingt minutes avant de quitter ta chambre.

– Oui, tu as raison. Il est temps.

Hope activa l'interface holographique de l'e-brain.

– Montre-moi ma page de candidate.

– Et voilà ! annonça l'e-brain alors que l'affichage en trois dimensions flottait au dessus du poignet de la jeune femme. Comme tu peux le voir, tu as cinquante nouveaux fans. Tu veux que j'affiche la liste ?

– Oui, pourquoi pas ?

Hope la parcourut avec curiosité. Principalement des inconnus, des deux sexes.

– Isaac Vasilis, pourquoi ce nom me dit quelque chose ?

– C'est un spationaute. Il est sur la Makrias Eikos. Tu as consulté plusieurs articles concernant la mission où son nom apparaissait. Souhaites-tu les revoir ?

– Non merci. Je suis juste surprise qu'ils aient le temps de suivre l'élection de Miss Canopolis sur la station coloniale.

– Les membres de la mission coloniale sont soumis aux mêmes lois que n'importe quel autre salarié en vertu de l'article 3468 du code du travail. Cet article a été ajouté le 14 avril 62 suite à un accord avec le syndicat des travailleurs spatiaux, qui jugeait inégalitaire la précédente législation. Ils ont donc un certain nombre d'heures de temps libre pour suivre l'élection.

Hope se mit à rire.

– Tu es bien trop littéral, mon e-brain. J'exprimais juste de l'étonnement, mais merci pour la leçon. J'essaierai de mettre à jour tes paramètres plus tard.

La jeune femme prit quelques minutes de son précieux temps pour lire et écouter les messages de ses fans. Tous étaient encourageants. Elle devait y répondre avant de se rendre au studio d'enregistrement. Pas la peine de consulter l'e-brain pour savoir que c'était la bonne chose à faire.

L'e-brain collé au rebord magnétique du miroir, les cheveux arrangés parallèlement sur ses épaules, Hope donna l'instruction de démarrage de la vidéo.

– Bonjour à tous ! Ici Hope Emilsson qui vous parle depuis une chambre du Golden Oak Lodge. Je voulais d'abord vous remercier du fond du cœur pour tous vos messages. Je n'ai malheureusement pas le temps de vous répondre individuellement, mais ma gratitude n'en est pas moins grande. Merci, merci, merci encore ! Je ne serais pas là sans vous.

Elle marqua une pause, offrant son plus beau sourire, avec, dans le regard, un brin de modestie qu'elle ne ressentait pas réellement.

– Je vais bientôt quitter l'hôtel pour rejoindre le studio de MCTV pour les derniers préparatifs avant le grand show de ce soir. J'avoue être assez stressée, fébrile même, à l'approche du dénouement. Cela a représenté beaucoup de travail et de pression, mais aussi beaucoup de joie, de surprise et d'excitation. Et quelque soit l'issue ce soir, j'aurai beaucoup appris du chemin parcouru…

Quelqu'un frappa à sa porte.

– Il faut descendre, Mademoiselle Emilsson. On vous attend devant l'entrée.

C'était le chef de la sécurité. L'heure du départ avait sonné.

– Oh, je suis désolée ! Il faut que je vous laisse, ou on va partir sans moi. À bientôt, sur MCTV. N'oubliez pas que vous pouvez programmer vos e-brains pour qu'ils votent ce soir. Votez pour moi ! ajouta-t-elle avec une petite mimique espiègle.

Hope arrêta la transmission, rattacha son e-brain, glissa son vanity dans son sac de sport et sortit rapidement. Il ne fallait pas être en retard. Pas maintenant.

– Hope ? fit l'e-brain. Tu souhaites un rapport de la mise à jour de ton statut ?

– Oui, répondit-elle sur un ton faussement détaché.

Bien sûr qu'elle voulait connaître son statut. Tout ce qu'elle entreprenait ne visait qu'à lui faire gagner des points. Elle évitait même de le consulter directement, car une attitude narcissique entraînait systématiquement un déclassement. Hope attendait avec impatience que l'e-brain lui fasse une telle suggestion.

La jeune femme marchait d'un pas pressé sur le tapis blanc moelleux qui recouvrait le sol du couloir. Ce devait être une plaie à entretenir, et pourtant il était immaculé. Son état impeccable était le reflet du luxe qu'offrait le Golden Oak Lodge, la garantie d'un service irréprochable. Dans un même souci de perfection, toutes les boiseries des murs étaient intactes. À chaque accroc, un artiste sur bois, employé permanent de l'établissement, resculptait les parties abîmées. Tous ses précédents trajets, Hope les avait accomplis sur la pointe de pieds, bien au centre du passage, dans la crainte d'abîmer quoi que ce soit. À présent, elle courait presque, plus soucieuse du respect du planning de Miss Canopolis et de l'annonce promise par son e-brain que du travail supplémentaire qui incomberait au personnel de l'hôtel si elle esquintait leur sublime intérieur.

– Tu as gagné deux points de convenance en répondant par vidéo à tes fans. De plus, le fait que tu ne sois pas maquillée te vaut un bonus de modestie et de proximité avec ta base de suiveurs.

Hope était surprise. Un geste non calculé qui tournait à son avantage. Voilà qui était rare. Elle n'avait simplement pas trouvé utile de se barbouiller alors qu'une séance de maquillage et de coiffure l'attendait à son arrivée au studio. Apparemment, les autres filles avaient été moins pragmatiques. Hope for the win!

– Tu mènes toujours, sur le plan de la convenance. Si on prend en compte les autres paramètres de l'élection : tes capacités intellectuelles, ta popularité, ton score d'apparence, tu as 80% de chance de gagner.

Hope employa tout son sang-froid pour conserver une expression neutre. C'était difficile, car, au fond d'elle-même, là où la vraie Hope résidait, tout n'était que jubilation, fierté, et empressement. Elle se sentait comme une petite fille à l'approche de Noël. Sûre d'avoir été suffisamment sage et prête à se voir récompensée comme elle le méritait. La candidate à Miss Canopolis, la jeune femme convenable qui avait toujours vécu dans la métropole, se contenta de répondre humblement :

– Merci pour ce compte-rendu, mon e-brain.

Le trajet en ascenseur effectué machinalement, Hope se découvrit foulant le grand hall de l'hôtel. L'incroyable luminosité de la pièce l'arracha à ses pensées confuses. Le plafond, à une dizaine de mètres de haut, se parait des fabuleuses éclaboussures lumineuses qui filtraient à travers les vitraux. Beaucoup de vert, de jaune, mais aussi du orange, du rose, du mauve et du bleu. Un jardin fleuri projeté sur cet intérieur Renouveau blanc et curviligne. Elle ne parvenait pas à s'y habituer. L'espace, les couleurs mouvantes et omniprésentes lui tournaient la tête. Elle se sentait écrasée par cet excès de grandiose. Il en émanait un sentiment presque sacré, mystique. En tout cas, cela correspondait à l'idée qu'elle s'était forgée de l'apparence des anciennes cathédrales, détruites bien avant sa naissance.

Hope franchit le seuil et sourit en sentant la caresse des rayons du soleil sur sa peau. Outre son luxe, sa propreté, son hall à l'architecture unique, le Golden Oak Lodge devait ses cinq étoiles à son altitude. À l'origine, avait-elle appris en cours d'histoire, toutes les habitations de la Canopée bénéficiaient d'un ensoleillement agréable. Les constructions étaient suffisamment espacées pour que chaque habitant puisse profiter des bienfaits de l'astre diurne : pour chauffer sa maison, faire pousser un petit potager, ou même bronzer. Mais avec l'accroissement de la métropole, et surtout de sa population, la conservation de l'éclairage naturel des niveaux inférieurs devint problématique. À présent, le soleil était l'apanage des plus riches qui vivaient sur les cimes de Canopolis.

– Par ici, lança un garde du corps dans un costume gris, en désignant l'intérieur d'une navette privée.

Hope obéit, et son sac devant, s'assit sur la banquette au côté d'une autre candidate. Aurore, ou quelque chose qui commence par un 'A'. Une rousse élancée, avec un caractère de peste mal dissimulé. Elle ne constituait pas une menace sérieuse.

Hope n'avait qu'une envie, consulter l'heure pour s'assurer de ne pas avoir été en retard, et donc perdu des points de convenance. Mais ce comportement n'était pas digne de la personne qu'elle prétendait être. En lieu et place, elle se contenta de faire la conversation avec sa rivale.

– Comment te sens-tu ? Tu es prête ? demanda-t-elle avec un intérêt compatissant.

– Un peu tendue, mais je fais de mon mieux. Et toi ?

Une jolie brune à la peau dorée fit son entrée sur le siège qui faisait face à la rousse. Hope ne connaissait pas son nom. Pour elle, il s'agissait de "Ronge-ses-ongles". Encore du menu fretin. Aucune fille avec si peu de retenue, même avec une sublime manucure pour cacher sa dégoûtante manie, n'avait une chance de gagner. En plus, elle était en retard.

Une dernière candidate vint les rejoindre et la navette prit la direction du studio.

Sans surprise, les coulisses du plateau de Miss Canopolis grouillaient comme une fourmilière dopée à la cocaïne. Une femme d'une quarantaine d'année, un anneau dans le nez et une frange de cheveux rouge tenant presque à l'horizontale, finissait le brushing de Hope. Une odeur de roussi chatouilla ses narines lorsqu'une mèche retomba en balayant son visage. Pauvres cheveux ! Si ça ne tenait qu'à moi, on ne vous ferait jamais subir ça.

La jeune femme attendait calmement, tout en observant les autres s'agiter. Ronge-ses-ongles tentait de dissimuler sa déception. Elle plaqua son unique robe de la soirée contre sa poitrine et tourna sa tête vers le mur pour que personne n'y lise sa détresse. Une chance pour elle, Hope semblait être le seul témoin de la scène. Ronge-ses-ongles savait qu'elle avait perdu. On ne lui avait pas dit, ce n'était pas la peine. Sur les cinquante finalistes, une vingtaine avait été présélectionnée une semaine avant le show. Cela évitait de concevoir des tenues qui ne serviraient pas. Dans la housse qu'on lui avait remise, Hope avait bien trouvé toutes les tenues nécessaires jusqu'à l'annonce finale de Miss Canopolis. Sa triste rivale, elle, n'en avait reçu qu'une. La compétition est cruelle. Il faut savoir perdre avec le sourire. C'est ce qu'il y a de plus difficile.

Hope avait répété encore et encore son attitude en cas de défaite. Mais la vision de Ronge-ses-ongles effondrée réveilla un doute en elle. Elle récita ses différents discours dans sa tête. Les choses qu'elle répondrait si on lui demandait ce qu'elle ferait de sa vie, ce qu'elle entreprendrait grâce au titre de Miss Canopolis, ainsi que l'analyse fair-play de la perdante. Ce n'était pas tant les mots qui comptaient mais l'attitude et les sentiments véhiculés en les prononçant. Le jury, les autres filles, l'audience, les millions de spectateurs, les détecteurs émotionnels des caméras, les signes vitaux relevés par son e-brain. Tout serait à l'affût de la moindre discordance. Les gens adoraient voir les autres craquer, mentir, afficher leur faiblesse. C'était ce qu'attendait une grande part des personnes qui assistaient à l'émission, si ce n'était la majorité. Peu leur importait de savoir qui gagnerait le concours, ou de voter pour une candidate qu'ils trouvaient plus jolie ou plus digne du titre que les autres. Dans leur attente voyeuriste, ils n'espéraient qu'un fait divers, un moment embarrassant à débattre le lendemain devant la machine à café.

La plupart des participantes étaient trop naïves ou stupides pour comprendre le véritable enjeu de la soirée. Pas Hope. Elle savait où elle mettait les pieds. Elle avait passé sa vie à se préparer à sortir indemne de ce genre de guêpier. Son but en venant ce soir n'était pas de recevoir un titre couronnant la plus jolie poupée Barbie de la métropole. Non. Elle voulait les portes que cela ouvrait à une jeune femme ambitieuse. L'argent pour payer ses études, les contacts, et plus que tout, la magnifique demeure sur les hauteurs de la Canopée, pépite des récompenses offertes à la gagnante. Une villa trois fois plus grande que la maison dans laquelle elle avait grandi avec son frère. Si haute qu'aucune autre bâtisse ne lui faisait la moindre ombre. Le Golden Oak Lodge ne bénéficiait pas de la moitié de l'ensoleillement de la propriété.

C'était à cela qu'une infime partie d'elle penserait quand on lui demanderait ce que représentait pour elle de gagner le titre de Miss Canopolis. Une once. Pas plus. Car l'art du sourire honnête de Hope venait de son talent à dissimuler ses véritables émotions. On peut parfois tromper une personne en affichant une émotion contraire. Mais une machine, programmée pour détecter ce genre de fraude ? Peu de gens comprennent comment fonctionnent réellement les émotions. Le corps ressent le plaisir, affiche le sourire, transmet l'information au cerveau qui l'interprète a posteriori. Les sentiments ne viennent pas de la tête mais du corps. On ne peut donner l'ordre à son corps de manifester une émotion qu'il ne ressent pas. Il faut la vivre réellement pour pouvoir convaincre l'audience.

Hope et son jumeau, Jörgen, avaient intuitivement appris cela dans leurs jeux d'enfant. Ce n'était que plus tard, en cours de neurologie, que la jeune femme avait appréhendé la véritable nature de son piratage du système de détection émotionnelle.

Dans son esprit, il y avait toujours au moins deux flux de pensées. Celui qui correspondait à ce qu'elle appelait le vrai soi, qui se méfiait de cette ville, du monde qui l'entourait, et qui exécrait le concours de Miss Canopolis ; et celui synthétique, le soi convenable, fabriqué de toutes pièces pour correspondre aux attentes sociales en toutes circonstances. Il n'y avait que peu de moments où elle laissait libre cours à son vrai soi : quand elle était seule dans son lit avant de sombrer dans le sommeil, quand elle était sûre qu'aucun appareil ne pouvait mesurer ses constantes vitales ou filmer son visage. Une configuration somme toute assez rare.

Imprégner sa personnalité d'un double conforme socialement n'allait pas sans effets secondaires. Il lui arrivait de se perdre entre ses convictions profondes et celles qu'elle avait forgées. Après des années de pratique, elle contrôlait de mieux en mieux sa schizophrénie simulée. Mais quand son soi convenable éclipsait ses certitudes, il lui fallait un peu de temps pour reprendre pied. Encore aujourd'hui, l'exercice lui demandait beaucoup de concentration. Ce concours s'annonçait comme la plus exténuante soirée de sa vie.

– Et voilà ! Une vraie princesse, annonça la coiffeuse dans un grand sourire.

Elle fit tourner un miroir autour de Hope, pour que la jeune femme admire son travail sous tous les angles.

– C'est parfait ! Merci beaucoup.

Hope se releva et tenta d'entrer dans une file de candidates qui se dirigeaient dans la bonne direction. Elle devait récupérer sa première toilette et s'habiller rapidement pour la répétition finale. Après avoir laissé passer une dizaine de filles et autant de membres de l'équipe de tournage, elle n'eut d'autre choix que de s'imposer, coudes en avant.

– Excusez-moi. Il faut que je passe.

Collée à une assistante réalisatrice, qui hurlait des directives dans son e-brain, elle avançait au pas, sentant à chaque arrêt les pieds de la candidate derrière elle. On lui éraflait les talons sans ménagement. Je suis sûre qu'elle le fait exprès. Hope se retourna autant qu'elle put pour identifier sa concurrente.

– Désolée, fit celle-ci avec une petite moue rieuse qui ne trompait personne.

C'était Suong. Elle l'avait repérée à plusieurs reprises pendant l'entraînement. Aussi fausse que ses excuses. Elle lui inspirait une antipathie farouche. De longs cheveux noirs et raides, des yeux ébène en amande et une peau veloutée. Une jolie fille, comme toutes les autres. Mais il y avait définitivement quelque chose chez elle qui lui hérissait le poil.

– Pas de problème. On est un peu à l'étroit ici, répondit Hope, conciliante.

Le boyau finit sur la salle où elle avait laissé ses affaires. Elle s'extirpa de la file indienne avec soulagement.

– Bonne chance, glissa-t-elle à Suong, avant de l'oublier aussitôt.

Il y avait plus important pour le moment : se changer dans ce cloaque qui empestait la laque bon marché.

Hope parcourut la pièce du regard à la recherche d'un coin plus tranquille, avec si possible un support pour y poser ses affaires. Peine perdue. Les quelques chaises disponibles croulaient déjà sous les vêtements. Les candidates enfilaient leur robe debout, en appui sur une jambe. Le flot ininterrompu de personnes, zigzaguant entre elles, menaçait leur équilibre précaire. C'était comme un numéro de clowns funambules, la musique en moins.

Elle jeta sa housse sur une pile de tenues identiques à la sienne. Un cintre recouvert de velours maintenait deux fines bretelles semi-transparentes garnies de strass azurés. Avec délicatesse, Hope les fit glisser du support et libéra la robe. Elle était longue et cintrée, d'un bleu pâle satiné. Une fente latérale permettait d'entrapercevoir les jambes à chaque pas, et un bustier croisé mettait en valeur les formes. Hope roula son t-shirt par dessus sa tête en évitant de se décoiffer. Au dessus d'elle, une caméra enregistrait ses moindres mouvements. À droite, deux caméras supplémentaires, à gauche, trois de plus. Vive l'intimité ! Hope n'eut d'autre choix que d'agir comme si elle ne les avait pas remarquées. Tenter de se cacher serait un signe de pudeur ; se montrer trop à l'aise, une preuve d'exhibitionnisme. Ses escarpins enfilés, une assistante, sortie de nulle part, lui proposa son aide pour ajuster sa tenue. Elle remonta la fermeture cachée dans la couture du côté de la jupe, et apparia les agrafes du bustier. Quand la voie fut dégagée, elle tira Hope par la main pour qu'elle se tienne devant l'un des grands miroirs muraux.

– Pas mal, hein ? Ce n'est pas le meilleur bleu pour mettre en valeur tes yeux, mais la coupe a l'avantage de souligner tes courbes. Ça donne du courage d'être toute jolie, pas vrai ?

Un instant, Hope se surprit à ressentir sincèrement l'excitation du concours. C'était la première robe de couturier taillée sur mesure qu'elle avait jamais portée. Et même si quarante-neuf autres filles en étaient également parées, il y avait là un petit goût de privilège, bien loin de lui déplaire. Hope profita de la chaleur de cette émotion pour répondre à l'assistante. Elle laissa quelques larmes humidifier ses yeux, puis agita sa main gauche devant son visage comme pour se contrôler.

– Merci, merci beaucoup pour ton aide. Excuse-moi. C'est la pression, et… la robe est si jolie.

Sa voix se brisa sur la dernière syllabe. Elle émit un petit rire nerveux. Ça, c'est fait, pensa Hope, en rangeant ses pensées de midinette dans un coin de son esprit. Je mémorise ça, je m'en servirai peut-être plus tard.

L'assistante caressa le bras de Hope en signe de réconfort. Cette fille a l'air adorable. Qu'est-ce qu'elle fait là ?

– Il faut que tu ailles sur la scène. Brian Mac Woodenland va faire un discours pour toutes les participantes.

Hope opina du chef, salua l'assistante et s'en alla.

– Bonne chance ! lui lança cette dernière avant de voler au secours d'une grande brune qui avait coincé un pan de sa robe dans la fermeture éclair.

Hope trépignait d'impatience. Une petite encoche au niveau du sol portait le numéro vingt-sept. Son numéro. La candidate qui devait se trouver devant, Miss 25, avait disparu. Hope n'avait pas le temps de s'en inquiéter. Le show avait commencé, et dans une petite dizaine de minutes, elle devrait monter sur scène et accomplir sans erreur la chorégraphie qu'elles avaient répétée maintes et maintes fois.

Elle tremblait comme une feuille. Malgré toute sa préparation, l'imminence de l'épreuve provoquait un état de fébrilité impossible à maîtriser. C'est du trac, ce n'est rien. Regarde, la fille devant toi a posé les mains sur sa robe pour qu'elles arrêtent de trembler. Miss 23 avait effectivement davantage de difficulté à gérer son stress.

– Hope ? fit l'e-brain avec un volume sonore réduit. J'ai un message de ta mère. C'est sans doute le dernier moment pour te le transmettre. Souhaites-tu en prendre connaissance ?

– Euh, oui. Bien sûr.

– Le voici : je suis très fière de toi, ma chérie. Tu es la meilleure ! Sois forte ! Désires-tu entendre la version audio ?

– Non, ça ira comme ça. Merci mon e-brain.

Hope imagina ses parents, confortablement installés devant un écran, attendant qu'elle fasse son entrée sur le plateau. Cette idée lui donna la nausée. Bon ça suffit, assez de laisser-aller ! On se reprend, jeune fille ! s'intima-t-elle. Elle força son souffle à se stabiliser et repoussa au loin ses appréhensions. Il n'y a aucune raison que je chute, je tiens bien sur mes talons. Personne ne se moquera de moi, je suis sublime et je danse très bien. Je ne me suis jamais plantée pendant les leçons. Aucune raison pour que cela se produise ce soir.

L'approche du dénouement était un sujet de réjouissance et non d'angoisse. Elle était prête, toutes les chances étaient de son côté. Il était plus que temps qu'elle obtienne ce pour quoi elle avait travaillé si dur. Elle avait remodelé son image à tel point qu'elle aurait pu servir de définition à « beauté conforme » dans le dictionnaire. Tout, absolument tout ce qu'elle avait entrepris n'avait servi qu'à lui faire gagner des points de générosité, de bienséance, de réussite. Après avoir obtenu son diplôme du secondaire, elle avait choisi de faire son service civil. Jörgen et elle avaient alors passé une année entière à trier les débris trouvés dans les villes englouties au sud de Canopolis. Un an, le dos courbé, de l'eau jusqu'aux genoux, à fouiller des poubelles au lieu d'étudier. Voilà qui méritait une belle récompense. La détermination prit le pas sur la peur. Hope serra les poings. Elle était prête !

– Pardon, excusez-moi. Pardon !

Suong se faufila entre les candidates et occupa l'espace libre devant Hope. Dans la précipitation, les attaches de sa robe s'étaient défaites. Sans même réfléchir, Hope entreprit de les fixer correctement. Quand elle eut fini, Suong se retourna vers elle et la fixa sans ciller. À l'abri des caméras, dans cet espace sombre et réduit, son expression n'exprimait qu'hostilité et dérision. Mais sa voix, teintée d'une douceur mielleuse, n'en témoigna rien.

– Tu es vraiment très gentille. Merci infiniment.

Hope crut un instant avoir rêvé. Avait-elle bien lu le visage la brune ? D'où tirait-elle une telle confiance ?

– Go ! lança la chorégraphe. Rendez-moi fière, les filles !

Trop tard pour chercher une explication. Les jambes de Hope se mirent en marche d'elles-mêmes. Il n'y avait plus qu'à éteindre sa conscience et se mettre en pilotage automatique.

C'était comme vivre un rêve éveillé. Les danses, les coiffures, les échanges de tenue, se succédaient sans que Hope ne comprenne comment elle était arrivée à un endroit ou à un autre du plateau ou des coulisses. C'était une bonne chose, en quelque sorte. Elle n'avait pas à réfléchir à la suite des pas à effectuer, ni à forcer des pensées agréables pour sourire. Tout venait naturellement.

Quand il ne resta plus que dix concurrentes en lice, on les fit s'aligner sur la scène pour répondre aux questions d'usage. Hope écoutait d'une oreille distraite les réponses, davantage absorbée par son maintien et son expression. Il fallait chasser les petites piques cyniques qui germaient dans son esprit.

– Alors Perrine, commença Brian Mac Woodenland, nous aimerions tous connaître ton secret beauté ?

Je me baigne dans du sang de vierge à chaque pleine lune. Mais surtout, j'ai un miroir magique qui me donne la liste des femmes plus belles que moi. Je les traque, les tue, et collecte leurs scalps.

– Oh, il n'y a pas tellement de mystères. J'essaye d'avoir un train de vie équilibré. Je fais beaucoup de sport et ne mange que des aliments reconnus pour leurs vertus nutritionnelles.

– Voilà qui est une attitude saine et conforme. Merci beaucoup, Perrine.

Brian Mac Woodenland progressa vers la candidate suivante. Son costume pourpre était entièrement recouvert de sequins brillants. À chaque pas, le frottement des petits disques décoratifs produisait un grésillement fort déplaisant. Ses dents blanchies et ses cheveux blonds colorés pour dissimuler des racines grisâtres inspiraient un sentiment d'imposture, que Hope ne pouvait s'empêcher de trouver fort à propos.

– Oh quelle magnifique tenue ! Mais regardez-moi ces explosions de couleurs ! Je suis ébloui. Il va falloir que tu te présentes toi-même, ma chère.

– Je m'appelle Sabine Dupré. J'ai 19 ans et je commence une formation pour devenir chef.

– Quelle fantastique idée ! s'extasia-t-il. Je serais ravi de manger dans un restaurant avec un si joli chef.

Sabine sourit toutes dents dehors.

– Voici ta question : que comptes-tu accomplir si tu obtiens le titre de Miss Canopolis ?

Avec un tel pouvoir ? Instaurer la paix dans le monde, endiguer les maladies et la famine, voyons !

– Tout d'abord, je souhaite être une digne représentante de la Canopée et de ses habitants. Mais surtout, le titre me permettrait de mettre mon image au service de causes auxquelles je crois.

– C'est admirable. Merci beaucoup, Sabine.

Il se retourna vers Hope et approcha avec un sourire effroyablement large.

– Et voici la magnifique Hope Emilsson. Regardez-moi cette élégance.

Attrapant fermement sa main, il la fit tourner sur elle-même. Sa grande jupe rose flotta avec une grâce aérienne en produisant de légers frous-frous.

– J'ai entendu dire que tu entreprenais des études de médecine. Parle-nous un peu de tes projets de carrière.

Une question facile. Pas besoin de mentir pour donner une réponse convenable.

– J'ai choisi de m'orienter vers la médecine alors que je n'étais qu'une petite fille. À cette époque, j'avais pour ambition de sauver tout le monde et de soigner les gens qui en auraient besoin.

Hope laissa échapper un petit rire, bientôt repris par tous les invités.

– Les choses ne sont malheureusement pas aussi simples, je le crains. Cependant, ma passion pour la discipline n'a pas faibli. Je souhaite me spécialiser vers la neurologie et travailler dans un laboratoire de recherche. Je pense que c'est le secteur sur lequel nous effectuerons les découvertes les plus prometteuses au cours des prochaines années. Je crois que ce sera un réel gain pour l'humanité. Cette science a des implications dans tellement de domaines ! Étudier la physiologie de notre cerveau nous aide à mieux comprendre les mystères de notre psyché. Il ne faut pas oublier non plus les récents progrès accomplis dans le traitement des psychopathologies. Je désire ardemment avoir un rôle à jouer dans tout cela.

Et aussi avoir une longueur d'avance sur toutes les technologies qui essayent de décortiquer mes pensées les plus profondes.

– Et bien ! fit-il avec un air faussement impressionné. Voilà une jeune femme aussi brillante que ravissante. Hope, puis-je me permettre de te dire que tu possèdes les yeux les plus sublimes qu'il m'ait été donné de voir ?

Le compliment de cet homme confit d'hypocrisie et saupoudré de fond de teint laissait Hope complètement froide. Alors, elle chercha dans ses lointains souvenirs, un après-midi d'automne, où elle ne devait pas avoir plus de quatre ans. Elle se baladait avec ses parents et Jörgen dans les jardins suspendus. Tandis qu'elle ramassait les feuilles rouges qui tapissaient le sol, elle s'était retournée vers son père et lui avait demandé pourquoi les gens la dévisageaient constamment. Il avait souri avant de mettre un genou à terre pour lui faire face. Délicatement, il avait emprisonné son petit visage entre ses larges mains de papa et avait dit :

– Tu es la plus belle des petites filles qu'il m'ait été donné de voir, ma chérie. Tes yeux sont plus radieux que toutes les pierres précieuses que je n'ai jamais pu offrir à ta mère. Les gens te regardent parce que tu éblouis leur journée.

Il avait alors ébouriffé les cheveux de la petite fille avant d'aller retrouver le bras de sa femme.

Elle s'était sentie unique, spéciale. C'était à cet instant précis qu'elle avait découvert qu'elle était jolie. Ce compliment, Hope l'avait gardé comme un précieux trésor. Ce soir, en le remontant à la surface, elle sentit la même chaleur, la même reconnaissance naïve parcourir ses veines, teinter ses joues. Ses yeux s'illuminèrent comme deux tourmalines irradiées par la lumière du matin. Elle sourit à Brian Mac Woodenland avec une sincérité naturelle. Elle entendit la foule séduite pousser des « Oh… » d'assentiment.

C'était gagné ! Comment ne pas rafler le titre après cela ? Hope for the win!

Il ne restait plus que deux chorégraphies et un intermède musical avant l'annonce des résultats. La jeune femme était sur un petit nuage. Toute appréhension l'avait quittée. Elle savourait chaque seconde.

Assise sur une nacelle en osier peint de blanc, Hope avait croisé les mains sur ses genoux en attendant les résultats. La traîne de sa robe mauve formait un tapis duveteux sur lequel se projetait son ombre et celle de son siège. Du même côté de la scène, deux candidates étaient assises au bord d'une fontaine en fausse pierre. Deux autres étaient installées sur un plaid en tartan rose qui recouvrait de l'herbe artificielle. En face, un château en ruines accueillait les cinq dernières filles dans sa cour et ses pièces ouvertes.

L'écran qui occupait l'ensemble du mur arrière était à cet instant uniquement dévolu à l'affichage des résultats intermédiaires. Dix colonnes, une pour chaque prétendante, révélaient les statistiques : points de convenance, de générosité, de réussite, de bienséance, de beauté ; nombre de suffrages obtenus, scores reçus à chaque événement du show et décernés par les spectateurs présents dans la salle ; et une courbe d'évolution de tous ces indicateurs sur les deux dernières semaines. Hope menait avec une avance confortable. Il ne manquait plus que les notes du jury comptant pour un tiers du score final. Leur inclination divergeait rarement de l'avis du public. La jeune femme n'était guère inquiète.

– Voilà ! Nous y sommes, annonça Brian Mac Woodenland. Dans quelques secondes vont s'afficher derrière moi les scores finaux. Mais laissez-moi vous dire auparavant que nous avons assisté à une compétition exceptionnelle, avec des participantes excessivement belles et talentueuses. Ce fut un véritable dilemme de n'en choisir qu'une parmi les dix finalistes.

Il recula, se retourna. Le batteur de l'orchestre exécuta un roulement de tambour pour ajouter encore à la tension qui régnait dans la salle.

– Vous pouvez afficher les résultats.

Les colonnes se mélangèrent un instant, parcourant l'espace de droite à gauche, de gauche à droite, sur le rythme des percussions. Puis elles se figèrent à leur place définitive. Hope les examina sans comprendre. Sa photo était excentrée et, comble de l'incohérence, elle était accolée au numéro deux. La jeune femme se figea, sourde aux acclamations du public.

Au centre de l'écran, le visage de Suong était surmonté de l'inscription Miss Canopolis.

Comment cela est-il possible ? Elle était loin derrière sur toutes les métriques. Une fille avec si peu de point de convenance peut-elle gagner juste comme ça ?

Hope sentit quelque chose se briser au fond d'elle. Toutes ses certitudes avaient volé en éclats. Elle avait l'impression qu'une pointe dure et froide traversait son cœur.

Suong, sur un podium en marbre blanc, pleurait des larmes de crocodile en recevant sa tiare et son trophée.

Cette vision provoqua un déclic. Elle se revit plus tôt dans la soirée, devant la place vacante de Suong avant le show. Son retard importun, sa tenue débraillée et son arrogance victorieuse alors que toutes les statistiques la donnaient perdante. Quand elle l'avait défiée, Suong se savait déjà gagnante. Aucun doute là-dessus. AH LA PUTE ! Mais comment a-t-elle pu faire avec toutes ces caméras ?

Hope ne se l'expliquait pas. Pour corrompre le jury, il aurait fallu pouvoir pirater les systèmes de surveillance, et Suong n'était qu'une gamine superficielle inscrite à un concours de beauté. Tout du moins, c'était ce qu'elle avait cru jusque-là. À présent, Hope se sentait naïve et stupide. Elle n'était pas la jeune femme la plus intelligente et la mieux préparée de la salle. Loin de là. Elle avait joué selon ce qu'elle pensait être les règles, mais tout ceci n'était qu'une énorme mascarade, et elle le dindon de la farce.

Au bras de Brian Mac Woodenland, Suong saluait la foule de sa main libre. Des confettis brillants pleuvaient du plafond. La haine de Hope se fit plus vive. Elle sentit le sang bouillir dans ses veines, marteler ses tempes. Ses poings se serrèrent et elle se retint de sauter au visage de sa rivale. Hope voulait lui arracher les yeux, la traîner par terre et lui forcer à avouer qu'elle avait triché. Elle a forcément triché !

Une alarme retentit et une lumière rouge clignota dans le grand amphithéâtre. Sur l'écran géant, les scores furent remplacés par d'autres données. Hope comprit, mais trop tard. Elle s'attela à maîtriser ses émotions : réduire les battements de son cœur, se bercer de pensées agréables. Le mal était fait. Son bilan vital et l'analyse émotionnelle des caméras recouvraient le mur du plateau :

Hope Emilsson

Rythme cardiaque : 200

Fréquence respiratoire : 50

Sudation excessive

Attitude : -10

Émotions : colère, agressivité. ⚠ Danger !

On pouvait également suivre la chute phénoménale de ses points de convenance. Les chiffres défilaient comme ceux d'un compteur devenu fou.

Le soi convenable de Hope avait repris le dessus. Mais même si ses véritables émotions n'avaient refait surface qu'un court moment, cela avait suffi à la décrédibiliser à jamais. La foule poussait des grognements outrés. Les participantes et tout le personnel présent sur scène la scrutaient, sur la défensive. Elle n'était plus Hope la favorite. Elle était devenue persona non grata à Canopolis en une fraction de seconde.

Dans son dos, deux vigiles en smoking se dirigeaient vers elle. Ils n'attendaient que ça, on dirait. Hope leva les bras en l'air pour signifier qu'elle acceptait de sortir sans provoquer de scandale, et les suivit vers les coulisses. Ils ne lui adressèrent pas la parole, se contentant de bloquer l'accès à la scène en se postant en travers du chemin. Comme si je voulais y retourner !

Hope tourna les talons et se dirigea vers les toilettes. Il devait y avoir du monde à l'extérieur pour saluer Miss Canopolis, et elle n'était pas prête à subir une deuxième humiliation publique. Mieux valait attendre que cela se tasse à l'abri des regards indiscrets. La porte d'un cabinet fermée à double tour, elle vérifia qu'aucune caméra n'était fixée au plafond. Rassurée, elle plaça le poignet sur lequel était attaché son e-brain face à elle.

– Traître !

– Tu fais erreur, Hope. Je ne fais que ce pour quoi j'ai été programmé.

– La ferme. Affiche mes pages perso.

– Comme tu le souhaites, mais je pense que tu devrais te détendre plutôt.

– Audio off !

L'e-brain arrêta sa fonction audio et lança l'interface holographique. Hope commença par parcourir sa page de candidate. Sans surprise, ses fans s'étaient quasiment tous désinscrits. Tout allait si vite à Canopolis, et rien n'était plus contagieux que l'infamie. Courez, moutons, courez pour votre vie !

– Tu peux me remontrer les scores finaux ?

Les dix colonnes se projetèrent devant le visage de la jeune femme.

– Peut-on avoir les notes que chacun des membres du jury a décernées ?

– Données non disponibles, traça silencieusement l'e-brain dans une fenêtre modale.

Hope prit une profonde inspiration. Il était temps de constater les dommages les plus sérieux.

– Affiche mes cercles d'amis.

La diaspora avait commencé. Peu d'amitiés pouvaient souffrir ce genre d'opprobre. Hope n'en avait pas noué, semblait-il. Sa mère comptait parmi les premiers à l'avoir reniée. Un petit pincement désagréable mourut aussi vite qu'il était apparu. Ce n'était pas une surprise. Il était difficile d'encaisser que sa propre mère choisisse de conserver sa situation sociale plutôt que l'amour de sa fille, mais la majorité des habitants de la Canopée en aurait fait tout autant. Depuis la disparition de Jörgen, Hope avait cessé de se bercer d'illusions sur ses parents. Ils avaient tourné la page avec beaucoup trop de facilité. Dans leur maison, il n'y avait plus la moindre photo de leur fils, plus le moindre de ses vêtements, ni la plus petite de ses affaires. Aucune trace de son existence n'avait subsisté. Bientôt, tout ce qui concernait Hope alimenterait également les usines de recyclage. Il n'était pas envisageable de se cacher chez eux. Leur porte lui serait à jamais fermée.

Hope ressentit un léger vertige. Ce n'était pas tant pour l'affection qu'elle portait à ses parents. Les gens de leur génération étaient beaucoup trop soumis au système. Elle ne les avait jamais véritablement compris. Jörgen était la seule personne qu'elle avait jamais aimée, la seule personne en qui elle avait eu confiance. Il ne se serait pas désinscrit de sa page de fan, pas plus que de ses cercles d'amis. Son vertige, Hope le devait à la perte subite de tous ses repères. Tous les éléments essentiels de sa vie, son refuge, ses amis avaient disparu. Il n'y avait qu'un seul échappatoire. Mais d'abord, il fallait attendre que le studio se vide.

Elle éteignit son e-brain et l'ouvrit pour débrancher manuellement l'alimentation. On n'est jamais trop prudent. Le couvercle des toilettes rabattu, elle s'assit en remontant sa robe.




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