Wicked Tales Factory

Richard avait croisé les bras sur son torse étique. Absorbé dans ses pensées, il caressait négligemment les poils revêches de son bouc et piétinait devant le grand bureau du Président.

– Et pourquoi pas Cléon Barbey ? suggéra-t-il. Il est bien plus populaire que Jones…

– … et beaucoup moins dans la ligne du parti ! le coupa Hermann. Nous ne serons pas plus avancés si le siège de Young revenait à un dissident. Il nous faut garder une majorité effective, pas uniquement théorique. Quel qu'il soit, notre candidat se devra de voter conformément aux directives du parti. Sinon on peut dire adieu à notre programme.

– Monsieur le Président, tu exagères ! Barbey s'illustre peut-être par ses prises de position en marge, mais il reste un conservateur avant tout. C'est sa façon de se démarquer. Il n'a rien d'un dissident, crois-moi.

– Je t'ai déjà dit de m'appeler Hermann lorsque nous sommes seuls, Richard. Penses-tu vraiment que Jones ne constitue pas un bon choix ? L'élection aura lieu dans un fief conservateur après tout.

– Oui, en théorie… Mais après une destitution, le successeur est le plus souvent issu d'un parti concurrent. Il faut vraiment mettre toutes les chances de notre côté. Tu sais bien que depuis l'attentat, l'alliance républicaine a gagné en popularité.

– Je sais, je sais…

Hermann Richer, Président de la Nouvelle Union des Nations, tête du parti conservateur, poussa un profond soupir et s'affala sur sa chaise. Il ne s'était écoulé que deux ans depuis son élection et, déjà, la confortable majorité qu'il avait obtenue durant les législatives avait volé en éclats. Cela n'avait rien d'exceptionnel. Depuis la réforme constitutionnelle sur le mode d'élection des représentants, aucun gouvernement n'avait gardé la majorité de la chambre sur toute la durée de son mandat. L'extrême commodité du suffrage par e-brain avait encouragé cette transformation du scrutin. Les citoyens étaient plus impliqués dans la vie politique. L'abstention n'étant pas conforme, elle était très rare, et grâce aux e-brains de leurs élus, il s'assuraient que leurs votes correspondaient à leurs engagements. Dorénavant, ils pouvaient proposer une motion de censure pour destituer leur représentant. Si deux tiers des inscrits la votaient, le législateur devait démissionner, et une nouvelle élection partielle avait lieu dans la quinzaine.

Les motions de censure étaient fréquentes et à l'origine de l'instabilité parlementaire. Aucun gouvernement n'avait réussi à enrayer cette mécanique. On avait tenté de faire élire des suppléants aux législateurs, mais les citoyens s'y étaient violemment opposés. Ils affectionnaient ce contrôle sur leurs représentants qui les rapprochait du pouvoir. En outre, cela favorisait la pluralité. Les candidats de petites factions sortaient souvent vainqueurs des élections partielles. Les grands partis d'opposition, quant à eux, travaillaient leur stratégie pour renverser au plus vite la majorité dès le lendemain des élections générales. Hermann le reconnaissait, la nouvelle constitution était bien plus démocratique que celle qu'il avait connue enfant, et il avait d'ailleurs fait partie de ses plus ardents défenseurs. Mais à présent qu'il était au pouvoir, il déplorait le temps qu'il perdait à veiller au maintien sa majorité aux dépens de la mise en place des réformes pour lesquelles il avait été élu.

Maudit soit Young !

Brad Young n'avait pas perdu son siège au combat, selon l'expression qu'utilisaient les législateurs pour désigner un vote effectué en accord avec la ligne du parti et exposant son auteur à la censure de sa base. Young, lui, avait été photographié en vacances en compagnie du tristement célèbre Alan Reddick, lobbyiste de l'industrie pharmaceutique, dans sa luxueuse demeure en bord de mer. Occupant des positions sensibles, les législateurs, tout comme le Président, les membres du gouvernement et les élus locaux, possédaient des e-brains bridés avec différents niveaux de communication. Celui de Hermann ne transmettait aucune donnée, mais celui de Young attestait de sa présence à la chambre des législateurs et fournissait le compte-rendu de ses votes, permettant ainsi le suivi permanent et direct de ses électeurs. Le reste des informations personnelles sensibles, comme son adresse, ses fréquentations, sa géolocalisation, étaient indisponibles au public. Il s'imaginait probablement à l'abri de la publicité négative que lui apporterait son amitié avec Alan Reddick. Quel idiot ! Il avait été pris en photo par un voisin du lobbyiste, puis le cliché avait fait les choux gras de la presse jusqu'à ce qu'une motion de censure soit proposée.

Hermann leva la tête et remarqua le regard gêné de son conseiller. Richard Kohl était un homme discret et patient. Il ne souhaitait pas faire de commentaire désobligeant à son Président et ami, même si ce dernier, avachi sur son bureau, ne faisait pas honneur à sa fonction. L'occupant de la souche se devait d'être convenable en toute circonstance. Hermann se redressa avant de se lever et de contourner le meuble pour se rapprocher de Richard.

– Ce Barbey ne me plaît pas beaucoup, dit-il sur le ton de la confidence. Nous en sommes arrivés à un moment où chaque siège compte. Je ne voudrais pas que l'on fasse une erreur.

– Je pense sincèrement que ce n'en sera pas une. Écoute, je peux organiser une rencontre. Discutons à cœur ouvert de cette candidature avec le principal intéressé et s'il ne convient pas, eh bien… nous soutiendrons Philip Jones.

– Si tu penses que…

– Excusez-moi, coupa timidement un jeune homme à l'entrée du bureau.

Hermann ne l'avait même pas entendu ouvrir la porte. C'était un employé de la souche, dont il oubliait constamment le nom. Le genre d'homme agréable mais fade, que l'on ne remarquait pas. Tout son contraire. Hermann devait sa position autant à son travail qu'à son charisme. C'était un sportif, un nageur hors pair très en forme malgré ses cinquante ans. Il se teignait même les cheveux en gris pour se donner une image plus patriarcale, plus en adéquation avec le leader dont avait besoin son parti. En réalité, il ne possédait pas le moindre cheveux blanc. Son physique détonnait toujours lorsqu'il était entouré d'hommes tels que celui-là, ou simplement en compagnie de Richard. Il avait le même âge que lui ; ils étaient entrés ensemble au parti. Pourtant, on aurait facilement donné dix ans de plus à son conseiller, si mince, si voûté, avec son teint cireux.

– Elizabeth Morestin vient d'arriver, Monsieur le Président.

J'avais presque oublié ! La dirigeante du parti progressiste avait pris rendez-vous bien avant l'affaire Young. Comme d'habitude, elle préparait le terrain pour une future alliance dans le cas où les conservateurs perdraient la majorité. La Nouvelle Union des Nations comptait quatre grands courants politiques : les conservateurs, les progressistes, les régressistes, et l'alliance républicaine. Chacun d'eux possédait des valeurs propres et des thèmes de prédilection, mais on avait toutefois tendance à les opposer deux par deux. Les progressistes, préoccupés par la science et le progrès humain qu'elle engendrait – d'après eux –, étaient en conflit ouvert avec les rares élus régressistes, dont le principal cheval de bataille était ce qu'ils appelaient la souveraineté individuelle. On les suspectait continuellement d'être pro-MoRLI, et par voie de conséquence, la majorité des événements organisés par ce parti se voyaient interdits. Il comptait donc peu de législateurs, encore moins d'élus locaux. Pourtant dans les zones moins urbanisées, on redoutait un fort engouement pour ses thèses. Puis il y avait l'alliance républicaine, l'ennemi naturel des conservateurs. Leur obsession sécuritaire, leur goût maladif pour le contrôle de la population rendaient leur politique foncièrement incompatible avec celle des conservateurs. Mais leur principal sujet de discorde demeurait la politique extérieure. Selon l'alliance républicaine, le mode de vie de la Nouvelle Union des Nations était le seul conforme. Tout comme ses confrères, le Président redoutait le genre de mesures qu'ils seraient amenés à prendre s'ils accédaient au pouvoir. Au cours de sa carrière, il avait été horrifié d'entendre certains élus défendre bec et ongles la possibilité de restreindre l'accès à l'eau potable des nations récalcitrantes. Quelle catastrophe ce serait pour le monde si ces fanatiques commandaient notre armée !

Hermann, souvent surnommé l'âme des conservateurs par ses confrères avant son élection, épousait parfaitement toutes les thèses de son parti. Il ne l'avait pas choisi par opportunisme, mais parce qu'il était convaincu du bien fondé de son idéologie. Originellement, les conservateurs constituaient un des mouvements forts du courant post-consumériste (l'union progressiste en étant un deuxième) né des suites de la pseudo-crise du cénozoïque. Leur objectif s'exprimait simplement : « protéger l'espèce humaine et ses descendants en conservant un environnement propre à sa survie ». Ainsi, ils embrassaient l'ensemble des causes écologistes. Nombre de mesures qu'ils prenaient visaient à traiter les eaux polluées, réhabiliter les zones mortes, veiller à la neutralité énergétique, etc. Ils attachaient également énormément d'importance à la mémoire. La jeune génération ne doit pas oublier pourquoi Canopolis et les autres villes refuges ont été construites. Jamais !

Il y avait, enfin, un dernier axe de leur politique sur lequel ils ne communiquaient que très peu. À vrai dire, la plupart des citoyens trouvaient l'idée farfelue. Pour les conservateurs, et Hermann tout particulièrement, la terraformation de Mars était une question de survie. À leurs yeux, la fin de l'ère des mammifères était inexorable. Lorsque la véritable crise aurait lieu, l'humanité aurait besoin d'un refuge pour subsister pendant les décennies où la planète serait à feu et à sang. En 55, avec l'aide des progressistes, ils avaient pu lancer leur programme, et huit ans plus tard la plate-forme coloniale Makria Oikos avait quitté la Terre.

Voilà le genre de sujet sur lequel Hermann Richer aurait aimé se pencher, plutôt que de discuter de la candidature d'un simple législateur. Cela ne faisait même pas partie de ses attributions. Malheureusement, l'enjeu était trop important. Sans sa majorité, il aurait les mains liées, et n'aurait d'autre choix que de s'allier aux progressistes, leurs alliés usuels. Et Elizabeth Morestin le savait parfaitement.

– Nous continuerons cette discussion plus tard, si tu le veux bien, promit-il à Richard.

D'un simple hochement de tête, il invita l'employé dont il avait oublié le nom à escorter Morestin jusqu'à son bureau.

Lorsque la porte fut refermée et que le Président se retrouva seul avec la dirigeante du parti progressiste, il lui proposa un siège et regagna lui-même sa place. Son propre fauteuil, légèrement surélevé, avait pour fonction de rappeler inconsciemment à son interlocutrice l'autorité face à laquelle elle se trouvait, et ainsi adoucir ses arguments. Cet artifice ne semblait pas ébranler Morestin. Elle se tenait droite comme un piquet et regardait Hermann avec intensité.

– Merci de me recevoir, Monsieur le Président.

– C'est toujours un plaisir de discuter avec toi, Elizabeth. Mais ne perdons pas de temps en circonvolutions, nous avons tous deux un agenda bien chargé. Dis-moi directement ce que tu veux.

– Très bien. Je ferai court. Tu n'es pas sans ignorer que les récentes exactions du MoRLI ont complètement modifié les projections des tendances politiques pour les mois à venir. D'après les dernières estimations que j'ai pu voir, tu devrais perdre 10 % de tes législateurs au cours du prochain trimestre.

Est-ce bien vrai ? Cela sonnait bien plus mal que ce qu'on lui avait remonté. Hermann avait dû se concentrer sur les répercussions locales de l'affaire Young, il n'avait pas eu le temps de consulter personnellement les prévisions de l'évolution psychologique post-traumatique du corps électoral. Évidemment, ses opposants ne devaient faire que cela. Quelle chienlit ! Il se doutait que cela jouerait en leur défaveur, toute anomalie avait un impact néfaste sur la façon dont l'opinion percevait la majorité. Toutefois il ne s'attendait pas à des chiffres aussi inquiétants. Cette nouvelle massacra ses efforts pour aborder sa journée avec optimisme. Il garda néanmoins une expression neutre, et encouragea Morestin à continuer.

– Tu sais à quel point nous voulons plus que tout mettre un terme définitif à la menace que représentent ces terroristes.

Oh ça oui ! Dès qu'il était question du MoRLI, les progressistes ressemblaient à des membres de l'alliance républicaine. À les écouter, les Canopolitains passeraient leur journée en salle d'interrogatoire, une perfusion de sérum de vérité dans le bras, jusqu'à ce que tous les membres du groupuscule soient retrouvés et exécutés. Octopus Network, la principale cible du MoRLI, avait activement participé à l'édification de Canopolis. Ses technologies se retrouvaient en tout lieu, et dans toutes les activités des citoyens de l'ensemble du territoire de la Nouvelle Union des Nations. Il existait donc un lien privilégié entre les différentes instances politiques et cette entreprise du secteur privé. Hermann ne pouvait s'empêcher de le trouver malsain. Il se méfiait des grands pontes d'Octopus Network ; ils semblaient toujours en savoir beaucoup trop. Le Président veillait méticuleusement à faire inspecter chaque semaine l'ensemble des équipements informatiques pour s'assurer qu'aucune donnée ne sortait de la souche. Malgré cela, sa défiance ne l'avait jamais quitté. La relation forte qui existait entre les progressistes et Octopus Network lui déplaisait. À présent que le MoRLI était redevenu actif, il voulait plus que jamais éviter d'avoir à former une coalition avec eux.

– Où veux-tu en venir ? la pressa-t-il.

– Tu ne pourras pas maintenir ton gouvernement sans t'allier à nous. Tu le sais, je le sais. Je viens donc avec un accord. Une proposition avantageuse pour nos deux partis.

Évidemment… Qu'est-ce que ça va être cette fois ? Et surtout, est-ce que je vais pouvoir refuser ?

– Nous voulons former un front commun dès maintenant. Il ne faut pas que cela arrive lorsque vous serez dos au mur, et que cela apparaisse comme la solution de la dernière chance. Notre coalition sera plus forte.

Hermann se concentra sur sa posture. Il ne voulait pas montrer à Morestin à quel point il était nerveux. Son poignet lui démangeait. Il voulait se retrouver seul, consulter son e-brain, voir ce que lui pensait de tout cela. Jusque-là, elle avait l'air d'avoir raison. Certes, les choses allaient mal pour les conservateurs, et une alliance précoce leur serait avantageuse. En l'état, pourtant, cela n'avait pas d'intérêt pour les progressistes. Ils voulaient nécessairement obtenir quelque chose d'autre et cela devait être urgent.

– Dis-moi ce que tu veux vraiment, Elizabeth.

– L'internat obligatoire pour les jeunes de 15 à 20 ans.

Encore ça ! C'était une proposition de loi que les progressistes essayaient de pousser depuis au moins trois ans. Dans les zones à faible densité, plutôt rurales ou industrielles, les régressistes semblaient recruter de plus en plus de partisans parmi les jeunes. Cela n'était pas officiel, évidemment, puisque quasiment toutes les communications du parti étaient taxées de non-convenance. Mais cela semblait toutefois prendre de l'ampleur. Ce n'était pas pour déplaire aux conservateurs, car les régressistes, lorsqu'ils ne votaient pas blanc, choisissaient l'un des leurs, plus proches de leurs idéaux que les progressistes et l'alliance républicaine. Pour Morestin et ses confrères en revanche, cette montée du régressisme était intolérable. Même s'il s'agissait d'un parti libertaire et pacifiste, pour les progressistes, combattre le régressisme revenaient à lutter contre le MoRLI.

Leur dernière idée pour limiter cette corruption de la jeunesse était de séparer les adolescents de leur famille à l'âge où ils développaient leurs idéaux politiques. Sous couvert d'égalité des chances, ils voulaient les forcer à étudier dans la métropole au milieu de jeunes férus de technologies.

– Il faut mettre en place les programmes au plus tôt si on veut être prêt pour la rentrée scolaire de l'année prochaine.

Il était hors de question pour les conservateurs d'appuyer ce projet. Pas tant qu'il y aurait d'autres alternatives tout du moins. Hermann ne goûtait que peu à cette tentative de manipuler la construction politique de la jeunesse. Sans compter que cela leur ferait automatiquement perdre le vote des familles dont on aurait enlevé les enfants, et augmenterait d'autant leur dépendance aux progressistes.

– Je te remercie pour ta proposition de coalition, mais nous n'avons pas décidé d'attendre les bras croisés que tes prédictions pessimistes se réalisent. Nous sommes encore acteurs de notre futur et il y a maintes solutions sur lesquelles nous travaillons en ce moment même pour enrayer cette crise.

Si seulement c'était vrai… Hermann se garda toutefois de commenter le projet de loi de Morestin. S'il fallait en arriver là, il ne faudrait pas que cela sonne comme une concession insoutenable.

Elle prolongea son argumentaire sur l'urgence et la nécessité de leur alliance. Il fit mine de réfléchir et de considérer ses arguments jusqu'à ce qu'elle consente à partir sans avoir obtenu d'accord. Bien qu'elle ait arboré une mine déçue et frustrée, le Président avait deviné, dans ses expressions et son opiniâtreté, sa certitude d'avoir déjà gagné. Morestin avait quitté la souche avec la conviction d'y revenir sous peu en position de force. Nul doute qu'elle obtiendrait plus encore que ce qu'elle avait osé demander cette fois-ci. Hermann devait s'efforcer de contrarier ses beaux projets en sauvant sa majorité coûte que coûte. Restait à savoir par où commencer.

Hermann avait insisté pour qu'on ne le dérange pas pendant l'heure à venir. Quelques rendez-vous avaient été décalés en conséquence. Il avait besoin de temps pour réfléchir au calme avec son autre conseiller.

– E-brain mode audio.

– Mode audio actif.

– Lance une analyse prévisionnelle de l'évolution des tendances de vote de l'électorat de l'Union, en prenant en compte l'effet de la résurgence du MoRLI sur sa psyché.

– Plusieurs projections ont déjà été établies selon ces paramètres, dont deux sur le serveur local de la souche.

– Les résultats sont-ils différents sur toutes ces projections ?

– Non, l'intervalle de confiance est plutôt bon. Toutes ces études, bien que calculées sur des ensembles de données non superposables, aboutissent à des conclusions similaires.

– Morestin avait raison ?

– Elle a très fortement arrondi à l'excès. La projection donne une perte de 8 % du nombre total de législateurs conservateurs sur quatre mois.

– Ça représente combien de sièges ?

– 16,32.

– C'est énorme.

– Ce nombre est effectivement supérieur à la moyenne établie sur les vingt dernières années, mais il y a déjà eu des pertes plus conséquentes.

– Oui, mais uniquement suite à des actions directes du gouvernement, pas après un événement imprévisible.

– 41 % des citoyens entre 20 et 60 ans estiment que ses représentants auraient dû anticiper l'attentat et / ou prendre des mesures préventives aboutissant à l'impossibilité de sa réalisation.

– Pffff ! Ils sont marrants… C'est avec des raisonnements comme ceux-là qu'on se retrouve avec des fous furieux aux manettes.

Hermann déposa son e-brain sur le bureau et entreprit de faire les cent pas en suivant les motifs alambiqués de l'épais tapis pourpre qui recouvrait le vieux plancher de la souche.

– Ces sièges, qui les obtiendrait ?

– 11,21 iraient à l'alliance républicaine, 6,11 aux progressistes.

– Je vois.

– Que penses-tu des candidatures éventuelles de Barbey et Jones ?

– Le contrecoup psychologique de l'attentat se fera plus tardivement sur cette population éloignée des sites des explosions. Aucune mesure préventive rappelant le traumatisme n'a cours dans cette circonscription. Il n'y a donc pas d'impact direct pour cette élection partielle.

– C'est toujours ça de pris. Mais concernant les deux options, quelle est celle avec la plus forte probabilité de succès ?

– Barbey a de plus grandes chances de passer. Les candidats des autres formations politiques n'ayant pas encore été dévoilés, je ne peux faire de prévision fiable. Toutefois, il a une meilleure cote que ses opposants potentiels. Le résultat de Jones est plus incertain.

– Et concernant l'alignement de Barbey avec les directives du parti. Quel est ton avis ?

– Barbey n'a jamais eu un poste de législateur auparavant, il est donc difficile de connaître avec une confiance solide sa conduite dans ce cadre. Néanmoins, au vu de ses scores de personnalité et ses objectifs à plus long terme, il est probable qu'il ne suive pas le parti en cas de divergence d'opinion.

– Quel est la meilleure option, selon toi, Jones ou Barbey ?

– Barbey obtient un meilleur résultat sur cette question d'après mon évaluation. Il semble en accord sur les prochains projets de l'agenda conservateur, il permettra donc de tenir la majorité plus longtemps si la perte de sièges prévue n'est pas empêchée.

– Très bien. Audio off.

Hermann éprouvait toujours un vague sentiment de culpabilité lorsqu'il utilisait son e-brain. Prendre les bonnes décisions, envisager l'ensemble des scénarios possibles, cela relevait de ses responsabilités. Les citoyens de la Nouvelle Union des Nations lui avaient donné leur confiance. Pourtant, lorsqu'il ne confirmait pas ses intuitions avec l'intelligence artificielle, un doute le hantait. Il craignait d'avoir oublié un facteur, une chose importante qu'on lui reprocherait immédiatement. Toutes les Morestin du monde débarqueraient alors avec leur prévision à court et moyen terme sur les conséquences irrémédiables de cette omission présidentielle. Et quelque part, user de tous les moyens à sa disposition pour choisir la meilleure option était une stratégie judicieuse. Qui pouvait le lui reprocher ?

Malgré tout, il n'avait pas l'esprit tranquille. Ces données provenaient d'une société privée, avec ses propres intérêts et son idéologie progressiste. De mémoire, jamais son e-brain ne l'avait induit en erreur. Mais dans quelle mesure pouvait-il être certain que ce serait toujours le cas, que jamais Octopus Network ne manipulerait les informations pour orienter sa politique ?

Hermann ruminait l'ambivalence de son rapport avec l'e-brain quand on frappa à la porte.

– Messieurs Chayan Curdy et Anton Saudan sont arrivés, Monsieur le Président.

Il replaça son e-brain à son poignet gauche avec précipitation avant d'ouvrir simultanément les deux battants de l'entrée du bureau. Chayan Curdy était le chef de la police, mais la fonction d'Anton Saudan lui était inconnue. Depuis longtemps, Hermann avait chassé son réflexe de Canopolitain qui le poussait à interroger son e-brain pour examiner la fiche personnelle de ses interlocuteurs. Il se contenta donc d'attendre que Curdy fasse les présentations.

– Bonjour, Monsieur le Président, commença-t-il. Nous venons te tenir au courant des dernières avancées sur l'enquête MoRLI. Un rapport en cours de rédaction sera envoyé au Ministre de la Sûreté Intérieure dans quelques heures, mais nous avons jugé la situation suffisamment grave pour venir t'en parler directement et au plus vite. Je te présente Anton Saudan, le chef de la division cryptanalytique de la police scientifique.

– Je vous en prie, asseyez-vous. Vous avez pu décrypter le document des terroristes ?

– Hélas, non ! fit Saudan, manifestement affecté par l'échec. Nous avons tenté un décodage en brute force avec tous les algorithmes de chiffrage connus, sans succès. Il semblerait qu'ils aient soit utilisé un nouveau type de cryptage, soit combiné plusieurs existants. Manuellement, l'exploration des possibilités est inenvisageable. Heureusement, Octopus Network nous a gracieusement offert son aide en nous envoyant leurs spécialistes en réseaux de neurones.

Bah voyons. En tant que cible directe du MoRLI, Octopus Network désirait ardemment l'aboutissement rapide de l'enquête. Il était donc naturel que la société souhaite participer. Toutefois, son omniprésence mettait une fois de plus Hermann mal à l'aise.

– Ils ont suivi les directives de nos propres experts pour construire une intelligence artificielle spécialisée dans la résolution de ce problème.

– On devrait donc avoir bientôt des résultats ?

– Très honnêtement, Monsieur le Président, je ne le crois pas. Nous ne disposons que d'un unique message crypté, et aucune idée de la forme qu'il peut avoir en clair. Nous travaillons avec beaucoup trop d'inconnues pour avoir la moindre certitude que cela réussisse.

– Une aiguille dans une botte de foin ?

– Plutôt une goutte d'eau dans l'océan. Mais comme l'exécution des terroristes ne nous a laissé que très peu de pistes à explorer, nous persévérons.

Hermann sentit une teinte de reproche dans cette dernière affirmation. Cependant la prolongation de l'interrogatoire et le report du jugement ne relevaient pas de son pouvoir. Et c'était une bonne chose ; terroristes ou pas, rien ne justifiait l'utilisation des procédés suggérés par Saudan. Il existait des limites que l'humanité se devait de ne jamais franchir.

– Je ne comprends pas la nécessité de votre visite en ce cas, dit-il.

– Nous avons une deuxième piste, souligna fièrement Curdy. Les informations dérobées par le MoRLI. Ils n'ont pas pu s'emparer de l'ensemble des données des serveurs, cela aurait été trop long. Cela les a donc obligés à cibler spécifiquement ce qui les intéressait et donc à dévoiler leurs intentions.

– Qu'avez-vous appris ?

– En croisant les fichiers récupérés, et les enregistrements pré-explosions des deux autres sites, nous avons déduit qu'ils cherchaient à connaître l'historique des déplacements de la Ruche-Miroir. Nous sommes convaincus qu'ils veulent prévoir ses positions futures pour lancer une attaque depuis le sol.

– Je ne comprends pas. L'itinéraire de la Ruche-Miroir n'est-il pas aléatoire ?

– Pseudo-aléatoire, corrigea Saudan. Avec suffisamment de données, de très bons experts, on peut obtenir des prévisions plus ou moins fiables sur sa localisation. Enfin j'imagine, et c'est ce que le MoRLI a dû penser aussi.

Pour envoyer des missiles capables d'atteindre la mésosphère, les terroristes devaient disposer d'une force de frappe bien plus grande que ce qu'il croyait. Bon sang ! Ça va être la panique !

– Messieurs, je vous demanderai de veiller scrupuleusement à ce que cette information ne soit pas divulguée par les membres de vos équipes. Il ne faudrait pas alerter prématurément la population avant que l'on ait confirmé cette hypothèse et pris les mesures adéquates.

Curdy hocha la tête. Mais Hermann ne se faisait aucune illusion. Il faudrait un miracle pour que la fuite ait lieu après l'élection de dimanche.

Curdy et Saudan se retirèrent. Lorsqu'ils ne furent plus à portée de voix, le Président appela son conseiller sur son e-brain.

– Plus de temps à perdre, Richard. Contacte Barbey. Ce sera notre candidat, mais il ne portera pas nos couleurs. Il faut qu'il apparaisse autant en marge que possible. Tu me comprends ?

Le Président n'attendit pas la réponse.

– Il faut que tu organises séance tenante un conseil des ministres extraordinaire. L'heure est grave.